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confondirent dans le ragoût de bananes dont la marmite fut remplie jusqu’au bord.

J’ignore quel peut être le mérite culinaire de ce plat indien, dont l’origine doit se perdre dans les temps légendaires du Nouveau-Monde. L’envie ne me vint pas d’y goûter. En d’autres occasions, j’ai trouvé à la chair de l’iguane une grande analogie de goût et de couleur avec celle du lapin sauvage. Ce jour-là, j’aurais mieux aimé me faire une friture de petits poissons, vrais goujons de Seine, qui grouillaient à mes pieds en telle quantité et avec tant de confiance, qu’on aurait pu les pêcher simplement avec une assiette ; mais il me manquait deux choses essentielles pour profiter de cette bonne fortune : du beurre et une poêle à frire. J’avais, dans mon inexpérience de civilisé, refusé de me charger de ces deux élémens indispensables de toute cuisine de voyage. Pour comble de mésaventure, lorsque je voulus remplacer la friture absente par du homard en conserve, je ne découvris qu’un horrible mélange qui ne pouvait figurer qu’au bout d’une ligne en guise d’appât. Il paraît que passé 22 degrés Réaumur les conserves ne se conservent plus. Heureusement il me restait du pain, du vin et du sucre. Je fis honneur à ce frugal repas, et j’allai me coucher dans le bateau.

Je fus réveillé au petit jour par un pittoresque remue-ménage. La rivière avait crû de trois ou quatre pieds pendant la nuit. Le campement avait disparu. La pirogue, entraînée à la dérive, n’avait été arrêtée que par des entrelacemens de troncs et de branches qui la retenaient prisonnière. Le Sarapiqui, enflé outre mesure, roulait ses eaux limoneuses, sans fracas, mais avec une forcé qui devait briser toutes les résistances et rendre la remonte singulièrement laborieuse. Aussi l’équipage paraissait-il très soucieux, et le patron n’en était plus à se repentir de son accès de gourmandise de la veille.

— Quand arriverons-nous maintenant ? lui demandai-je.

Quién sabe ! me répondit-il avec la résignation ordinaire de sa race. Sans la pluie, nous étions au Muelle de bonne heure ; maintenant c’est la rivière qui est notre maître.

Je fis au patron et aux rameurs une distribution d’eau-de-vie de France, puis l’embarcation s’ébranla. Alors commença pour ces rudes jouteurs une lutte acharnée qui dura plusieurs heures. Il fallait longer le rivage, s’accrocher aux branches du chemin, passer entre les troncs les plus avancés, se faire un point d’appui de leurs racines, et naviguer en zigzag pour échapper au courant. J’avais complètement oublié l’histoire du serpent noir. Cette navigation sous des tunnels de feuillages me semblait au contraire pleine de saveur et d’originalité. La machete avait quelquefois fort à faire pour abattre les obstacles qui entravaient notre marche. Il ne manquait pas même à