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barbare. M. Villermé a constaté en 1840 que la vente de la thériaque augmentait le samedi chez les pharmaciens du quartier Saint-Sauveur. Les mères voulaient être libres d’aller s’empoisonner dans les cabarets, et elles achetaient cette liberté en empoisonnant d’abord leurs enfans.

A Rouen, on suit une autre méthode. Les petits détaillans de légumes et de menus comestibles prennent une licence, ont dans un coin un baril d’eau-de-vie de grain ou de pommes de terre ; les femmes, en allant à la provision, achètent pour quelques sous de cette eau-de-vie. Elles la boivent chez elles, d’abord peut-être pour s’étourdir sur leur misère ou pour tromper la faim ; peu à peu elles en deviennent avides, plus avides que les hommes, car elles sont extrêmes en tout. On dit qu’à Londres l’habitude du gin est tellement invétérée chez certaines femmes que lorsqu’elles cessent d’en boire, leurs enfans ne reconnaissent plus leur lait et ne veulent plus prendre le sein. Un inspecteur de police déposa, dans l’enquête de 1834, que des mères menaient avec elles de petits enfans au cabaret, et les battaient quand ils refusaient de boire. À Rouen, un médecin des pauvres, M. Leroy, a vu des mères frotter avec de l’eau-de-vie les lèvres de leur nourrisson, leur en verser quelques gouttes dans la bouche, les préparer, les dresser à l’ivrognerie.

Grâce à Dieu, ces exemples sont rares, et il est permis de dire que les femmes des manufactures ont conservé cette qualité précieuse de leur sexe, la sobriété. À Saint-Quentin notamment, où la dépravation des femmes dans un autre genre est poussée à ses extrêmes limites, elles ne boivent jamais que de l’eau. Il en résulte que, si elles gagnent un salaire, il entre tout entier dans le ménage, tandis que le mari apporte à peine la moitié du sien. Quand elles ont beaucoup d’enfans, il leur faut bien rester à la maison et se contenter des faibles ressources du bobinage ou de l’épincetage ; celles qui peuvent sortir préfèrent encore se rendre à l’atelier pour ne pas manquer trop souvent de pain. Elles se lèvent avant leur mari pour préparer quelques alimens, elles travaillent à l’atelier aussi longtemps que lui : quand elles rentrent, épuisées comme lui de fatigue, elles ont encore à préparer le dîner, à coucher les enfans, à soigner le ménage, à rapiécer quelques haillons. Certes elles font peu de chose comme ménagères après une absence de treize heures et demie : ce peu, dans de telles circonstances, est un grand surcroît de fatigue. Pendant que le mari se donne toutes les semaines, au moins toutes les quinzaines, un jour ou deux d’orgie et de plaisir, la femme reste à l’atelier ou dans la maison, toujours occupée, toujours en face de sa misère. Il lui laisse tous les soucis, les créanciers à implorer, le propriétaire à attendrir ; quelquefois il la bat en rentrant. Un