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influence favorable sur la moralité des ouvriers, ils répondent presque tous que le contraire est précisément vrai, et que les ouvriers les mieux payés sont aussi les plus adonnés à l’ivrognerie. Cette opinion, qui a quelque chose de révoltant, est générale, mais seulement dans les centres industriels on la destruction de la vie de famille est un fait presque accompli. On n’entendra soutenir rien de semblable à Wesserling, à Sedan, à Mulhouse. Ici, l’ouvrier qui voit augmenter ses ressources songe d’abord au bien-être de ceux qu’il aime ; il prend de loin ses mesures pour racheter son fils du service militaire ; il met de l’argent en réserve pour la maladie, pour la vieillesse. Jamais l’augmentation des salaires ne sera un danger pour les mœurs dans une ville où il y a des mœurs ; mais quand l’ouvrier manque de force morale, ce qui devrait améliorer sa situation ne fait au contraire que l’empirer. Les habitudes de dissipation et d’ivrognerie sont telles dans plusieurs villes de fabrique, et elles entraînent une telle misère, que l’ouvrier est absolument incapable de songer à l’avenir. Le jour de paie, on lui donne en bloc l’argent de sa semaine ou de sa quinzaine. Il n’attend même pas le lendemain ; si c’est un samedi, il se jette le soir dans les cabarets ; il y reste le dimanche, quelquefois encore le lundi. Après la paie, tous ces repaires de la débauche regorgent de buveurs. Les cartes, quelque jeu de quilles leur servent à tuer le temps entre deux bouteilles. La pipe ne quitte pas leurs lèvres ; l’atmosphère s’épaissit et devient à peine respirable. Parmi les chocs des verres, on distingue des cris inarticulés, des chansons obscènes, des propos licencieux, des provocations. Chaque pays a ses coutumes : à Lille, à Mulhouse, on chante ; à Rouen, on boit sérieusement, solitairement, jusqu’à ce qu’on soit appesanti et abêti. L’argent s’épuise vite. Bientôt il ne reste plus que les deux tiers ou la moitié de ce salaire si péniblement gagné. Il faudra manger pourtant. Que deviendra la femme pendant la quinzaine qui va suivre ? Elle est là, à la porte, toute pâle et gémissante, songeant au propriétaire qui menace, aux enfans qui ont faim. Vers le soir, on voit stationner devant les cabarets des troupeaux de ces malheureuses qui essaient de saisir leur mari si elles peuvent l’entrevoir, ou qui attendent l’ivrogne pour le soutenir quand le cabaretier le chassera, ou qu’un invincible besoin de sommeil le ramènera chez lui. À Saint-Quentin, plusieurs détaillans ont été pris pour ces femmes d’une étrange pitié ; elles enduraient le froid et la pluie pendant des heures : ils leur ont fait construire une sorte de hangar devant la maison. Ils y ont même mis des bancs. La salle où les femmes viennent pleurer fait désormais partie de leurs bouges.

A Saint-Quentin, la perte occasionnée par le chômage du lundi est toujours prévue dans les calculs des fabricans : il n’y a point en