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l’avantage à l’ouvrier anglais pour les grands travaux de construction ; mais pourquoi gagne-t-il de meilleures journées dans un atelier de tissage, où la force musculaire ne compte pour rien ? Il faut répondre simplement que c’est parce qu’il le veut, et il faut se hâter d’apprendre à nos hommes à vouloir, ne fût-ce que par patriotisme, car la race supérieure est toujours celle qui sait vouloir.

Ce n’est pas seulement par la direction du travail que le sort de l’ouvrier dépend de lui-même, c’est bien plus encore par le gouvernement de sa propre vie. La misère est certainement affreuse dans la plupart des centres industriels. Le nombre des ouvriers qui sont convenablement logés et nourris, qui peuvent donner quelque éducation à leurs enfans et les soigner dans leurs maladies, est déplorablement restreint. On en devrait conclure que le travail est rare, que les salaires sont minimes ; nullement : presque partout on demande des bras, et si la main-d’œuvre n’est pas payée à un très haut prix, on peut dire au moins que les salaires n’ont pas cessé de s’accroître depuis dix ans, qu’ils sont constamment plus élevés dans la grande industrie que dans la petite. D’où vient donc l’état de malaise de la plupart des ouvriers ? On est bien forcé de s’avouer qu’il vient d’eux-mêmes.

Pour rendre la démonstration évidente, il faudrait pouvoir faire connaître en détail le taux des salaires, tâche en vérité presque impossible, puisque, indépendamment des fluctuations occasionnées par la situation générale de l’industrie, ils varient pour chaque place, pour chaque corps d’état, et en quelque sorte pour chaque ouvrier. Quelques chiffres pris au hasard suffiront pour montrer qu’un ouvrier laborieux peut aisément gagner sa vie et celle de sa famille. On cite à Saint-Quentin des tisserands qui gagnent des journées de 6 ou 7 francs. Ce n’est point exagérer que de porter à 4 francs la moyenne du salaire d’un ouvrier tisseur et d’un ouvrier fileur dans la plupart des centres industriels. À Mulhouse, où le taux n’est pas très élevé, on l’évalue à 3 fr. 75 cent. Dans la fabrique de drap de Sedan, les tondeurs chargés de deux machines, les presseurs, les foulons et les décatisseurs gagnent 3 francs. Les femmes mêmes, si maltraitées dans l’industrie privée, trouvent des ressources très supérieures dans les manufactures. La moyenne de la journée d’une tisseuse est de 3 fr. 50 cent. ; il y en a qui gagnent 5 fr. et même 6 fr., et les bénéfices obtenus dans ce corps d’état tendent à faire hausser le salaire dans presque tous les autres. Ainsi les ourdisseuses peuvent ourdir jusqu’à deux chaînes par jour ; on leur paie à Elbeuf 1 fr. 75 cent, ou 2 fr. par chaîne, ce qui porte leurs journées à 3 fr. et à 4 fr. Les rentrayeuses gagnent en général 2 fr. pour des journées de dix heures. Quand la journée est prolongée, ce qui arrive