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REVUE DES DEUX MONDES.

L’événement que le théâtre de l’Opéra préparait à grands frais depuis plusieurs mois, nous voulons parler de l’exhibition de la Sémiramis de Rossini, traduite en français pour servir de début à deux cantatrices italiennes, les sœurs Marchisio, a eu lieu le 9 juillet. Cet événement prouvera une fois de plus qu’il n’y a pas de bonnes traductions possibles, et que toute tentative pour approprier à la grande scène lyrique de la France une œuvre musicale qui a été composée dans une langue étrangère ne peut être que malheureuse. Nous avons entendu Rossini dire plusieurs fois devant nous, avec ce grand sens plein de finesse qui caractérise son esprit : « Sémiramis ne réussira pas à l’Opéra. J’ai écrit cette partition dans un temps, pour un public et des chanteurs qui ne sont plus. Je m’en lave les mains comme Pilate. » Le grand maestro a tenu parole, en laissant faire de son chef-d’œuvre tout ce que l’on a voulu. Nous n’avons pas à juger la musique de Sémiramis, qui est connue de l’Europe entière depuis trente-sept ans. La partition a été mise en quatre actes, avec un ballet pour lequel M. Carafa, un vieil ami de Rossini, a évoqué les souvenirs de sa vieille muse. L’exécution générale de l’œuvre a laissé beaucoup à désirer, et il n’y a eu de remarquable qu’un spectacle magnifique et des décors vraiment babyloniens.

Comme on devait s’y attendre, l’attention du public s’est immédiatement fixée sur les deux cantatrices italiennes, Carlotta et Barbara Marchisio, pour qui cette fête avait été préparée. Ni la première, qui possède une voix de soprano et qui chante le rôle de Sémiramis, l’un des plus redoutables du Théâtre-Italien, ni la seconde, qui chante le rôle d’Arsace, écrit pour un contralto, ne se distinguent tout d’abord par les avantages extérieurs. La peur inséparable d’un début avait tellement paralysé les moyens de Carlotta Marchisio, que, dans l’air et la belle introduction du premier acte, on a eu de la peine à se rendre compte de la nature de sa voix et des qualités réelles de son talent. Dans le fameux duo du second acte, entre Sémiramis et Arsace, les deux sœurs, habituées depuis des années à chanter ensemble, ont été vivement applaudies, et le morceau a dû être recommencé. La représentation s’est terminée avec assez d’ensemble.

Nous nous abstiendrons aujourd’hui de juger le talent de ces deux femmes, qui ont dû faire de si grands efforts pour, chanter dans une langue étrangère et devant un public aussi redoutable que celui de Paris. Laissons-les s’acclimater un peu sur les planches de l’Opéra, et donnons-leur le temps nécessaire d’émettre sans trop d’émotion leurs qualités distinctives : notre jugement sera d’autant plus équitable qu’il sera moins précipité ; mais nous n’avons pas besoin d’aussi longues méditations pour prédire que la Sémiramis de Rossini ne restera pas plus au répertoire de l’Opéra que n’y sont restés Don Juan, le Freychütz, la Flûte enchantée, et d’autres chefs-d’œuvre étrangers qu’on a voulu y transporter.

P. Scudo.

V. de Mars.