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dans le Danube, si l’empereur ne leur eût dit qu’il fallait garder cet homme pour lui faire son procès suivant les lois de l’empire. On dit qu’il fut chargé de chaînes et mis dans une basse-fosse, où il demeura jusqu’à ce que l’empereur revînt d’Afrique. D’autres prétendent, et cette version est la plus accréditée, que le prisonnier, lié sur un chariot, fut traîné à la suite de Charles-Quint, et qu’il le suivit ainsi jusqu’en Afrique, d’où il fut ramené en Espagne après la désastreuse expédition d’Alger. Livré immédiatement à l’inquisition de Valladolid, après quelques mois de tortures il fut condamné à périr par le feu. Le lieu du supplice était hors de la ville, et il fallait pour s’y rendre passer devant une grande croix. Sommé de l’adorer, le condamné refusa. Alors le peuple s’imagina qu’une vertu divine était dans cette croix, puisqu’elle avait repoussé les adorations d’un hérétique ; d’un mouvement unanime il se précipita sur elle et la réduisit en menus morceaux, qu’on se partagea comme les débris d’une précieuse relique. San-Roman refusa d’abjurer et fut brûlé vif. Des archers de la garde impériale recueillirent les cendres du corps ; l’ambassadeur du roi d’Angleterre, présent à la cérémonie, partageait les convictions du condamné ; il le considéra comme un martyr, et fit chercher parmi ses restes quelques parcelles d’os. Tout cela ne put se faire si secrètement que les inquisiteurs n’en fussent instruits ; le bruit en arriva jusqu’à l’empereur, qui en fut grièvement offensé. Par son ordre, les archers furent mis en prison, et l’ambassadeur dut s’absenter de la cour pour quelque temps. C’est la première et la dernière fois peut-être que les spectateurs de ces fêtes sanglantes ressentirent un mouvement de commisération et le firent éclater. C’était aussi la première fois que l’inquisition condamnait un Espagnol au bûcher pour crime d’hérésie luthérienne.

Sous le règne de Charles-Quint, on le voit par ces récits d’Enzinas, la réforme avait pénétré en Espagne sans y être ouvertement prêchée ; mais dès cette époque les réformateurs espagnols se préparaient à remplir leur mission. L’université d’Alcala, célèbre dans toute l’Europe, était alors un centre d’instruction où l’on respirait un air de liberté et d’indépendance. Il s’y trouvait un fervent admirateur d’Érasme, Juan Vergara. Les moines le dénoncèrent, et l’inquisition fit instruire son procès. Toutefois l’archevêque de Tolède, Fonseca, obtint la délivrance du prisonnier, mais ce ne fut qu’à la suite de nombreuses démarches, et non sans s’exposer lui-même. Vergara était le disciple du prélat, et le soupçon d’hérésie qui l’avait atteint pouvait retomber sur le maître. La juridiction du saint-office était dès lors toute-puissante, et l’on était bien loin de l’époque où l’archevêque de Tolède pouvait de sa propre autorité assembler les théologiens et les canonistes pour juger des propositions hérétiques. —