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un écrivain de Boston ou de New-York ? Le mouvement, le bruit, l’activité dont il est entouré, lui permettent-ils ce recueillement, cet isolement qui laissent s’épanouir librement et pousser dans toute direction ce qu’on pourrait appeler les « végétations » de la pensée ? Le tumulte des intérêts, le langage immodéré de la tribune et de la presse politique, les habitudes que le journalisme donne au public lisant, et que ce même public impose plus ou moins à qui veut être lu, tout cela favorise-t-il l’éclosion du rêve, le culte de l’idéal, le développement de la spontanéité littéraire ? Aucun des trois ouvrages que nous venons de lire ne nous a permis de résoudre affirmativement cette question délicate. Les Fern Leaves et les Potiphar Papers portent plus profonde l’empreinte de leur origine démocratique. Ce sont des esquisses rapides, charbonnées sur le mur pour amuser la foule. The Autocrat est tout autrement étudié, avec plus de soin, de patience et aussi avec de plus hautes prétentions ; mais, il faut bien l’avouer, ce n’est qu’un assez heureux pasticcio, une œuvre d’artifice et d’effort : elle ne donne pas des facultés humoristiques chez les Américains une idée aussi favorable que les Essais d’Emerson et les romans de Hawthorne, bien qu’elle nous ait plus d’une fois rappelé ces deux écrivains. La vogue qu’elle a obtenue n’en est pas moins significative. Il faut regarder comme un symptôme excellent la popularité acquise à un livre qui n’est ni un roman d’aventures, ni une collection d’anecdotes, ni un excitant scandaleux, ni un brandon de discordes politiques ; à un livre dont toutes les conditions de succès sont rigoureusement cherchées dans cette curiosité de la pensée et de la forme qui donne leur prix à un bien petit nombre de chefs-d’œuvre, et dont la tradition, interrompue ailleurs, ne semblait pas devoir se renouer par-delà les mers, chez un peuple sans ruines, sans passé, dénué, disaient ses ennemis, de toute finesse de goût, de tout penchant pour les choses réellement exquises. Ces choses-là, il est beau de les chercher, même au risque de quelques erreurs et de quelques malentendus. Ce n’est point l’enthousiasme à faux, c’est l’indifférence qui les tue en germe. Où on les aime, où on les attend, elles se produisent tôt ou tard.


E.-D. FORGUES.