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y installe le gaz, on y ajoute une salle de bains. Mary est encore jolie ; John est encore amoureux et galant. Ils ont deux beaux enfans, fille et garçon, qui grandissent et prospèrent. Et quand John Smith, par un beau dimanche de juin bien ensoleillé, mène au temple sa petite femme aux tresses d’or, fraîche et riante sous sa capote bleue, suivi de Katy et de Georgy, brillans de santé dans leurs vêtemens de fête, ne vous semble-t-il pas que voilà un homme parfaitement heureux et bien partagé ?

Tout irait à souhait si Mary n’avait, on ne sait où, rencontré mistress John Hunter, une dame pour tout de bon, une oisive, qui chaque jour tue son temps à courir les magasins (do a shopping), C’est la grande affaire de ces merveilleuses, qui ont laquais à livrée et déjeunent dans une robe de chambre en soie couleur de biche, — notons ces détails pour nos chères lectrices, — couleur de biche et doublée de cerise, posée sur un jupon brodé, en bonnet de fine dentelle (cobweb lace cap), bas de soie, et avec les plus mignonnes pantoufles importées de Paris. Un jour donc qu’elle n’avait rien à faire, — et ces jours-là ne sont point rares dans la vie de ces belles dames, — mistress John Hunter fit à mistress John Smith l’insigne honneur de la venir voir : visite imprévue, un lundi, jour laborieux et néfaste.

— Bon Dieu ! pensa la petite bourgeoise après s’être fait répéter par sa grosse servante irlandaise le nom patricien de la terrible visiteuse, un jour de blanchissage ! .. La nursery-maid est à la cuisine, et j’ai sur les bras, pour toute la journée, mon troisième petit dernier !… Mon col brodé est à tremper… avec les rideaux du salon… Il y a du linge à sécher aux fenêtres de la salle à manger !… Un lundi !… Elle ne sait donc pas que c’est le jour choisi par les maris pour faire faire « un point » à leurs habits endommagés, … et que ce jour-là l’enfant le choisit pour ne pas vouloir faire sa sieste, les quêteurs pour venir vous importuner, le ministre pour sa visite annuelle, les fournisseurs pour leurs petits comptes !

Mistress John Hunter cependant, — tandis que la pauvre mistress Smith passait à la hâte une robe, un châle, un chapeau même, pour masquer le désordre de sa coiffure, — mistress John Hunter se prélassait dans le petit parlour, riant à part soi de cet intérieur si bien rangé, si propret, si minutieusement épousseté, brossé, lavé, reprisé. Puis, quand mistress Smith, un peu revenue de son effroi, fut venue se jeter, — en chapeau, disions-nous, et sous prétexte qu’elle « venait justement de rentrer, » — dans les bras de sa noble visiteuse ; quand ces dames eurent bavardé tout à leur aise et passé la revue des modes nouvelles, quand mistress Smith, en vraie connaisseuse, eut admiré le chapeau habillé de mistress Hunter,