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abrite et laisse entrevoir la sœur d’un écrivain fort connu de toute l’Amérique, M. N.-P. Willis. Les Potiphar Papiers avaient atteint déjà, il y a six ans, leur septième édition, et l’Autocrate du déjeuner (The Autocrat of the Breakfast Table, — singulier titre, bien républicain surtout !) s’était vendu à vingt-deux mille exemplaires lorsqu’il est arrivé en France dans les premiers mois de la présente année. Tant de succès dégagent en quelque sorte notre responsabilité, et nous permettraient au besoin, si quelques esprits dédaigneux nous reprochaient une curiosité poussée trop bas, de les renvoyer à frère Jonathan. Nous ne sommes pas tellement engoués de notre supériorité nationale que nous ne devions tenir quelque compte des jugemens qu’il porte et des lauriers qu’il décerne.

D’ailleurs, en étudiant les portraits satiriques dont il a proclamé la ressemblance et les épigrammes qu’il se décoche à lui-même, nous apprenons à le mieux connaître. Il est à la fois le sujet très important et le juge très compétent des tableaux de mœurs que nous voulons examiner à notre tour. Nous saurons donc du même coup comment il vit, comment il lit ; et si nous trouvions par hasard trop à dire sur la manière dont il apprécie les œuvres de l’esprit, nous serions fort tentés d’en conclure qu’il y a quelque vice caché dans son état social : something rotten in Denmark, comme dit Shakspeare. Tout s’enchaîne et se tient dans l’existence complexe de ces grands organismes qu’on appelle nations. Les divers ressorts qui les meuvent sont solidaires les uns des autres. Une lacune que vous signalez sur un point doit vous avertir qu’une lacune correspondante existe ailleurs. Les subtils Athéniens par exemple, qui battaient des mains aux grossièretés d’Aristophane, dénonçaient ainsi à la postérité perspicace les anomalies de leurs mœurs non épurées. Un peuple plus corrompu, mais plus civilisé, où les femmes auraient joué le rôle qui leur appartient désormais, n’eût pas toléré ces énormités. Elles n’accusent donc pas seulement une infirmité de goût littéraire, mais un vice radical dans l’organisation domestique et publique. L’historien en tient compte et en tire profit tout autant pour le moins que le critique. C’est ainsi que, pour apprécier l’état général du corps humain, un médecin habile pose l’extrémité de ses doigts sur une petite veine où vient battre le flot vermeil qui, tantôt précipité, tantôt ralenti, lui dénonce le mal caché dans les plus inscrutables profondeurs.

Depuis quelques années, nous avons eu sur le compte des Américains bien des renseignemens qu’il serait malaisé de faire concorder ensemble. Mettez seulement la médisance superficielle de mistress Trollope en regard des appréciations sympathiques et hautement favorables de M. Ampère : vous allez vous trouver dans une grande