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science, entre le régime des eaux du San-Juan et celui de certains fleuves d’Europe. Elle laisse à l’Europe ses rivières intermittentes, aujourd’hui ruisseaux, demain torrens, capricieusement épanchées à travers des lits démesurés, sur des fonds solidifiés de grès ou de calcaire, avec les difficultés traditionnelles qu’elles opposent au maintien de passes régulières, surtout dans leur lutte avec le contre-courant de nos marées. Une fois sur le sol du Nouveau-Monde, il faut renoncer, aux formules consacrées, désormais sans emploi, et dégager des vues nouvelles de l’observation intelligente de faits nouveaux. L’œuvre du bosphore américain s’affranchira ainsi des obstacles de convention dont on l’a surchargée à plaisir, pour redevenir ce qu’elle est en effet, un travail de praticiens et de machines, d’impulsion vigoureuse et d’argent, non de théories d’école et de bureaucratie.


IV. — DEUX PAGES D’HISTOIRE CONTEMPORAINE.

La première chose qu’on distingue en entrant dans la rade de San-Juan-del-Norte, c’est le pavillon mosquite dressé sur le rivage, à peu près au milieu de sa bordure de maisons ; il ressemble à celui des États-Unis, avec cette différence toutefois que les bandes sont bleues et blanches au lieu d’être blanches et rouges, et que les étoiles américaines sont remplacées par le jack anglais. La présence de ce pavillon paraîtrait singulière, surtout après les outrages qu’il a subis dans le bombardement de 1854, s’il fallait s’étonner de quoi que ce soit en Amérique. Elle rappelle, dans tous les cas, l’étrange situation faite à Grey-Town, possédée de fait par l’Angleterre, appartenant de droit au Nicaragua, assiégée moralement par les Américains, et qui, depuis dix ans, se gouverne comme une ville libre, sous la suzeraineté d’un pêcheur indien de Bluefield, que les protocoles anglais qualifient de majesté, que ses amis les Mosquites de la côte appellent familièrement king ! (roi !), et dont le frère, — une altesse royale, — venait, il y a un an à peine, m’offrir ses services à raison de 5 francs par jour.

Dieu me garde de manquer de respect aux têtes couronnées, surtout quand elles sont inoffensives ; mais je doute que l’Angleterre elle-même ait jamais pris au sérieux cette royauté de sa façon. Et pourtant c’est en son nom que s’est accompli, il y a douze ans, comme un coup de théâtre, un de ces actes spontanés d’annexion si familiers à nos voisins, la prise de possession de San-Juan-del-Norte. Il est vrai que celui-là ne leur a pas porté bonheur. Ce n’est jamais d’ailleurs impunément qu’une nation puissante donne l’exemple de