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et peut servir de règle à la politique aussi bien qu’à la morale. Les peuples aussi font bien de penser à eux avant de porter au loin leur curiosité vagabonde, non qu’ils doivent s’engourdir dans une étroite préoccupation de leur bien-être et de leur repos ; mais ils s’oublient, mais ils s’ignorent quand ils ne demandent à leur gouvernement que des spectacles émouvans qu’ils n’auront eux-mêmes ni choisis ni prévus. Penser à soi pour un peuple, c’est pourvoir à sa dignité, et sa dignité, c’est de rester l’arbitre de ses destinées. C’est de veiller par sa raison, de concourir par sa volonté à tout ce qui se fait en son nom. Sa dignité, c’est de fonder ou de maintenir celle de tous les citoyens qui le composent en les faisant maîtres de leur conscience, de leur pensée, de leur travail, de leurs suffrages. Sa dignité, c’est d’être libre. Le calcul de l’utile a son rôle, la spéculation conquérante a ses jours, l’imagination d’un grand peuple ne veut pas qu’on la néglige ; mais avant tous ses calculs et tous ses rêves, il placera sa raison, s’il a une fois annoncé à l’univers qu’il s’appartient à lui-même. Quand on a fait la révolution française, on répond de soi, et la responsabilité n’est à l’abri que sous la garde de la raison. C’est la raison, premier apanage de la race humaine, qui est aussi pour un peuple le principe du devoir et du droit, qui lui apprend à concilier les nobles choses et les choses utiles. Par elle, il s’élève sans s’égarer ; sans s’abaisser, il se ménage ; il sait oser ce qu’il faut oser et craindre ce qu’il faut craindre. Par elle, au-dessus des succès de la force et des joies de la prospérité, il met la justice ; mais si l’on a dit qu’il faut être juste pour être libre, il est encore plus vrai qu’il faut être libre pour être juste, car la raison et la justice en politique sont le prix du concours, et, seul, le débat public les met en lumière et leur décerne la puissance. Revenons d’une erreur trop répandue par l’artifice et la peur ; on nous a trop dit que la liberté politique ne traînait après elle qu’agitations et désordres, que du sein des discussions qui l’attestent et l’alimentent ne naissaient que péril et calamité, comme si l’indifférence servile de tout un peuple ne pouvait pas l’entraîner à la dérive jusqu’au sein des crises qu’il n’a pas su prévoir, comme si le trouble et la ruine n’étaient jamais sortis des délibérations d’un despotisme silencieux ! C’est la liberté au contraire qui, éclairant un peuple dans sa marche, lui montre la voie qu’il doit suivre ; c’est elle qui seule le rend capable de comprendre les expériences qu’il a faites, les leçons qu’il a reçues. C’est elle qui, par un orageux apprentissage, le ramène à la sagesse, à la modération, à la justice. La liberté est le port après avoir été la tempête.


CHARLES DE REMUSAT.