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reçus une fois 55 francs d’argent américain et deux ou trois piécettes d’alliage de plomb qui n’avaient cours que sur la place et représentaient peut-être 20 ou 25 centimes. Puis, à chaque dépense payée avec ces 55 francs, je dus subir jusqu’à la fin une réduction de change plus ou moins forte selon l’espèce de monnaie qu’on m’avait rendue. Jamais je n’ai mieux senti quel immense bienfait serait pour le commerce honnête l’uniformité des poids et mesures et des monnaies, et combien il importe à la sécurité des transactions de mettre fin par cette uniformité à des habitudes invétérées de fraudes et de trafics honteux qu’on retrouve sur tous les marchés internationaux.

Nous devions rester quatre jours à Saint-Thomas, grâce à la rapidité avec laquelle l’Atrato nous avait amenés, car il nous fallait attendre le retour des steamers qui se partagent, avec les lignes principales, le service de la malle royale anglaise Ce service est en effet organisé avec une précision et une régularité qui ne se démentent jamais. Deux fois par mois, le 2 et le 17, le packet part de Southampton et arrive à Saint-Thomas après une traversée de quinze jours en moyenne. Là il trouve trois steamers de la même compagnie qui se partagent les voyageurs et les colis d’Europe et se dirigent, l’un vers Haïti et la Jamaïque jusqu’à Belize, l’autre au sud vers les Petites-Antilles, où il fait quatorze stations jusqu’à la Trinidad, le troisième vers Sainte-Marthe, Carthagène, Aspinwall jusqu’à Grey-Town dans l’Amérique centrale ou plutôt jusqu’à Bluefield, le siège officiel de la royauté mosquite. C’est par ce dernier steamer que la ligne de Southampton se rattache, en traversant le chemin de fer de Panama, aux services spéciaux du Pacifique, et dessert ainsi toute la côte occidentale de l’Amérique, de Valparaiso à San-Francisco. Les trois bâtimens reviennent ensuite à leur point de départ avec les dépêches et les voyageurs de cet immense réseau et avec les métaux précieux du Mexique et de la Californie, puis le tout est expédié en Europe avec la même régularité.

Quand je descendis à terre pour la première fois, j’abordai au milieu d’une trentaine de négresses vêtues de robes claires, coiffées de madras et pieds nus pour la plupart, qui offraient aux passans des figues-bananes, des pastèques, d’autres fruits que je ne connaissais pas encore et des pâtisseries du pays. Ces négresses, sans être jolies, avaient toutes des yeux très doux, un grand air de bonté et des dents d’émail. Le balancement un peu théâtral de leur marché choquait d’abord et finissait par plaire, surtout quand elles portaient leur calebasse, comme une amphore, sur leur main renversée à la hauteur de leur tête. La jetée en pilotis qui sert de débarcadère aboutissait à une allée de cocotiers, dont les palmes en berceaux formaient une voûte d’ombre et de fraîcheur. A droite, un