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peuvent être calculés d’avance avec exactitude ; ce n’est qu’après l’événement fatal que les autres nations reconnaîtraient pleinement à quel point leurs intérêts sont liés à la fortune de ce pays. Il ne faut à aucun degré abandonner notre sûreté au soin de la sympathie tardive et précaire des autres peuples. L’aide que nous attendrions de ce côté n’arriverait que lorsque le mal serait consommé. Sur nous seuls doit reposer la défense de notre patrie. »

Quand nous voyons un homme de cette condition sociale et de cette valeur intellectuelle réduit à confronter sa saine et vigoureuse pensée avec de telles perspectives, la réflexion d’Hamlet nous vient involontairement à l’esprit : « Il y a quelque chose de gâté en Danemark. » Notre Danemark à nous, c’est l’Europe actuelle, avec ces spectres de guerre obstinés à la poursuivre. Nous vivons dans un temps où les gouvernemens commencent à se faire gloire de comprendre les lois économiques. Comment se fait-il que, pour la confusion de l’esprit humain et de la civilisation, ils mettent en oubli dans la profusion d’inutiles dépenses militaires les lois qui régissent la formation des capitaux ? Tout cet excès de dépenses militaires, c’est du capital consommé pour ne plus se reproduire, c’est du capital détruit à plaisir. Or il est élémentaire aujourd’hui, et à quiconque s’occupe de politique et se mêle de gouverner il est interdit d’ignorer que le capital acquis des nations est la réserve, le fonds d’où le travail, et par conséquent les masses et les classes ouvrières tirent, par le mécanisme de la production industrielle et des échanges commerciaux, leur subsistance. Détruire gratuitement une quantité de capital, c’est détruire une égale quantité de l’aliment du travail et de la subsistance du peuple. Au point de vue scientifique, il y a une vraie barbarie, au point de vue moral une réelle cruauté dans cette dilapidation à laquelle se livrent à l’envi tous les gouvernemens de l’Europe. L’on voit ainsi que ce n’est pas la guerre seule qui est un mal, mais que la peur de la guerre est déjà une calamité, qu’il est inévitable que cette calamité, en se prolongeant par la manie des entreprises extérieures, n’enfante d’autres misères, et que le peuple qui aura le premier le courage d’accomplir un désarmement sincère, de pratiquer un système essentiellement et franchement pacifique, — de rendre aux autres par son initiative et son exemple la confiance et la sécurité, aura bien mérité du genre humain.

Nous envierions pour la France l’honneur d’un tel rôle. Placée comme elle l’est au milieu des diverses nations de l’Europe, ayant le pouvoir non-seulement par ses actes, mais par les pensées qui s’agitent en elle, de communiquer aux peuples qui l’entourent la confiance ou la terreur, elle nous paraît chargée par son histoire de deux imposantes responsabilités et de deux nobles devoirs. Nous sommes responsables des progrès libéraux et sociaux de nos voisins, auxquels nos exemples et notre propagande ont tant de fois donné l’impulsion ; nous sommes responsables du maintien de l’ordre général de l’Europe, sans lequel tout progrès est livré aux incertitudes bru-