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L’émigration partielle de la classe ouvrière peut donc avoir la même hausse pour résultat, puisque, par rapport à la demande qui continue à en être faite, elle diminue le nombre de bras qui sont restés et qui peuvent s’offrir.

En France, où l’agriculture n’est pas assez une industrie selon le sens vrai de ce mot, où l’achat intempestif des propriétés absorbe improductivement des capitaux nombreux qui, consacrés à de sages travaux d’exploitation, profiteraient beaucoup plus ; en France, où le goût de la vie rurale est devenu si rare chez les hommes instruits et chez les familles aisées, le prix de la main-d’œuvre agricole devait s’élever moins vite que dans d’autres pays, mieux favorisés sous ce rapport par leurs mœurs et leurs institutions. Néanmoins, pour nous également, cette progression s’est maintenue constante. Elle suivit d’abord une marche lente jusqu’au jour où la hausse du salaire dans les villes, rapidement développée par diverses causes, dont la moins active n’est certainement pas la découverte des nouvelles mines d’or, vint entraîner comme conséquence inévitable une même hausse dans les campagnes. À peine dessiné quand celles-ci sortirent enfin des graves embarras que la révolution de 1848 et les désordres des années suivantes leur avaient créés, le mouvement est bientôt devenu tellement brusque, tellement considérable, qu’il justifierait les plus vives alarmes, s’il devait garder quelque temps encore des allures aussi étranges[1].

L’émigration vers les villes, le développement des grands travaux publics ont singulièrement aidé aussi à l’élévation des salaires de nos ouvriers ruraux. Or ces salaires, ne l’oublions point, parce que l’expérience est là pour nous en instruire, ne redescendront pas à des taux inférieurs. Un tel état de choses est, comme tout ce que font les hommes, bon en même temps que mauvais, suivant l’aspect sous lequel on l’examine. Le bon côté, c’est l’amélioration des ressources et du sort des classes ouvrières, c’est-à-dire des classes

  1. Il est des contrées où, dans ces trois dernières années, le prix de la très courte journée d’hiver de nos simples manouvriers s’est élevé de 1 franc 25 cent, à 2 francs. Qui peut dire quels prix atteindront les salaires aux moissons de 1860 ? On ne peut poser une pareille question sans se rappeler que les ouvriers qui gagnent les plus fortes journées sont souvent les plus capricieux, les moins soumis, et que, comme l’argent gagné au jeu, l’argent gagné trop vite, lors même qu’il provient d’une source honnête, a fréquemment une fâcheuse tendance à se dépenser également vite et d’une façon improductive. Or, sans craindre jamais pour nos ouvriers ruraux tous les désordres et toute l’imprévoyance qu’on reproche à beaucoup d’ouvriers des villes, il n’y a cependant pas lieu d’être entièrement rassuré sur l’action que cette hausse si brusque du salaire doit produire au point de vue moral. Les cabarets, que l’administration a presque partout depuis longtemps la faiblesse et le tort grave de laisser se multiplier plus qu’il n’est nécessaire, deviennent trop nombreux, et leur pernicieuse influence se fait de plus en plus sentir dans les campagnes.