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nous a habitués à ne pas même lever les yeux sur nos monumens, à en considérer d’avance la décoration comme une pure technologie. Le paysage que le XVIIe siècle a vu naître n’a été précisément qu’une tentative pour combler le vide qu’avaient laissé à la fois la disparition des beaux costumes du moyen âge, des belles et vives couleurs qui enveloppaient de tous côtés nos pères, et l’extinction de toute cette littérature, de cette poésie populaire qui s’écrivait en images sur les églises et les maisons, pour faire d’elles autant de bibles illustrées, autant de moyens d’éducation. Or le paysage ne saurait satisfaire à lui seul les besoins qui ont ainsi été privés de leur aliment. À un certain âge, nous n’avons plus assez d’imagination, ni de loisir, ni de liberté d’esprit pour entrer dans le sentiment du paysagiste, pour aller chercher ses œuvres dans les musées et les galeries où elles se cachent. Il n’y a qu’un art qui puisse arrêter le passant au milieu de ses courses affairées et le disputer à ses idées fixes, qui puisse verser dans son cœur et sa tête une goutte des sources d’eau vive ; au sein de nos villes, de nos déserts de pierre, l’architecture seule est à même de continuer le bienfaisant office dont la nature a été chargée, et qu’elle accomplit sans relâche dans les ombres de la vallée ou dans la calme lumière des plaines, dans les flots des mers et dans les montagnes de vapeur du firmament : le divin office de fournir une nourriture salubre à toutes nos facultés, de nous offrir incessamment des sujets d’observation, des motifs de pensée, des invites d’émotion, de nous entretenir dans la joie et le contentement, de nous forcer doucement à conserver en pleine activité la totalité de notre être, à ne pas devenir purement les ouvriers d’une profession ou les monomanes d’une inquiétude.

Quant à la mission de l’artiste, elle est d’exposer et d’interpréter la nature, d’exprimer ce que ses yeux ont pu y découvrir, ce qu’elle lui a inspiré de pensées et d’affections. L’art est salutaire dans la mesure exact, où il est propre à détacher les hommes d’eux-mêmes, où il les amène à s’oublier pour trouver leurs délices dans ce qui n’est pas eux, dans les œuvres de Dieu ; il est funeste dans l’exacte mesure où il les pousse à concentrer leur attention sur eux-mêmes, à s’absorber dans les conceptions de leur propre cerveau, dans le culte de leurs propres volontés, dans l’accomplissement des projets de leur vanité personnelle. En d’autres termes, l’art est fécond en résultats de vie en tant que l’artiste peint ou sculpte parce qu’il a foi en la vérité de ce qu’il exprime et parce qu’il aime l’objet qu’il représente ; il est fécond en résultats de mort en tant que l’artiste ne choisit et ne traite son sujet qu’en vue de faire parade de son talent et pour travailler à se faire admirer lui-même.