Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/208

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

donnée dans des formes distinctes, en un mot de n’être jamais ni divisible ni vide, et de toujours laisser deviner plus qu’elle ne permet de distinguer. « Le Grec se complaisait dans ses triglyphes et ses feuilles d’acanthe, et il ne désirait plus rien au-delà : il excellait à réaliser ses projets, à disposer artistement ses lignes ; il avait un art auprès duquel les procédés byzantins ne sont que barbarie. Il n’est pas moins vrai qu’il y a dans cette barbarie une puissance bien plus virile et plus austère, puissance qui ne sait point analyser ni expliquer, mais qui est compréhensive et mystérieuse, puissance qui ne se possède ni ne se dirige, qui a plus de foi que de réflexion, qui sent plus qu’elle ne parvient à exprimer, et qui, semblable au vent ou au torrent des montagnes, souffle et s’épanche au gré de son seul entraînement. Il ne lui était pas possible de trouver le repos dans l’expression d’aucune forme. Elle ne pouvait pas s’enterrer, comme l’âme grecque, dans une de ses inventions ; son écriture d’images était empruntée aux ombres des tempêtes et des montagnes : elle était parente et amie de la nuit et du jour qui règnent sur la terre elle-même. »

Si large néanmoins que soit cette manière d’entendre l’amour de la nature, M. Ruskin n’est pas moins disposé à soutenir sans réserve aucune le sens littéral de son axiome « que toute décoration monumentale ne doit emprunter ses motifs qu’aux œuvres de Dieu. » Si nous voulons voir renaître une école vivante d’architecture, insiste-t-il, une école dont les productions intéressent vraiment les populations et suivent, comme la littérature, le mouvement des esprits, il faut tout d’abord en finir avec les chapelets, les rosaces, les œufs et les flèches, avec les casques, les lyres, les vaisseaux, les bottes et les rubans que nous sculptons à grands frais sur nos édifices. Au lieu de cette friperie que depuis des siècles notre inertie et notre vanité se laissent imposer si patiemment, au lieu des stucs, des plâtres peints en marbre et de toutes les misérables faussetés dont nous déshonorons nos maisons, au lieu surtout des redites sans fin de la renaissance, il s’agit de sculpter sur nos édifices tous les fruits et les fleurs de nos campagnes, d’y transporter tout ce que les feuillages de nos bois et de nos buissons ont de secrets pour nous charmer, tout ce que les créatures de l’air, de la terre et des eaux possèdent d’indicibles puissances pour parler à notre esprit. — Mais qui s’arrête, demandera-t-on, qui songe seulement à déchiffrer un monument comme un livre ? — Qui songerait, répond M. Ruskin, à lire Dante ou Shakspeare, si, pendant des centaines de pages, ils s’étaient bornés à cadencer sur des rhythmes musicaux des paroles insignifiantes ? C’est la renaissance qui a commencé par rendre l’architecture incapable de fixer l’attention d’une créature pensante, qui