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Les écrits que M. Ruskin a consacrés à l’architecture sont la partie, sinon la plus puissante, au moins la plus complètement satisfaisante de ses travaux. Outre plusieurs essais et discours, ils comprennent deux ouvrages de longue haleine. Dans les Sept Flambeaux de l’Architecture, il a audacieusement essayé tout à la fois d’émanciper et de diriger l’architecte en lui donnant une règle morale à la place des anciennes règles pratiques, en lui exposant les principes qui conduisent à librement inventer, au lieu d’appliquer mécaniquement des formules consacrées. Le premier, il a fait ressortir cette grande vérité, que pour bien construire et bien orner un monument, et en général pour créer une bonne et belle œuvre d’art, il ne s’agit pas de viser d’après un certain type à un certain résultat prévu, mais bien de posséder les qualités qui en elles-mêmes sont les guides légitimes qui conduisent au beau, au vrai et au bien, savoir : l’abnégation, la sincérité, la capacité d’admiration, l’indépendance d’esprit et la docilité de cœur, enfin de se laisser aller à faire, sans trop de souci du résultat, ce qu’on a vraiment conçu sous l’inspiration de ces bons instincts. Postérieurement aux Sept Flambeaux, M. Ruskin a publié les Pierres de Venise, qui sont une étude générale sur les monumens de Venise, et qui embrassent de fait un horizon beaucoup plus large encore.

Ce qui distingue éminemment M. Ruskin des autres écrivains qui ont traité de l’architecture, ce qui le distingue jusque dans ses investigations les plus techniques sur les détails de construction et d’ornementation, c’est son point de vue psychologique. Il envisage de préférence les monumens avec cette curiosité et cette perspicacité particulières qui cherchent à surprendre dans les œuvres de l’homme l’état moral et intellectuel dont elles procèdent, aussi bien que l’influence morale et intellectuelle qu’elles sont propres à exercer. M. Ruskin a fait de la sorte des découvertes fort neuves : on ne trouverait rien à comparer aux pages où il a défini le tempérament moral de l’art gothique, celui de la renaissance, celui du paysage, ou plutôt de la représentation de la nature dans l’antiquité classique, dans le moyen âge chrétien et chez les modernes. On peut lui reprocher d’être parfois chimérique ; de fait, il est souvent plus ou moins égaré par l’étendue même de son coup d’œil, par la puissante action que ses diverses idées exercent l’une sur l’autre, et par leur tendance à se réunir en un système compacte, ce qui naturellement les expose à être individuellement moins justes. M. Ruskin n’en excelle pas moins à lire dans les pierres l’histoire des constructeurs, à y découvrir non-seulement les intentions qu’ils ont eues, mais encore tout l’ensemble d’instincts et d’habitudes qui, malgré eux ou à leur insu, les ont amenés à sculpter comme ils