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approuvée, la chose au nom de laquelle elle peut s’accorder la satisfaction de nier et d’attaquer tout le reste. Si elle a vécu avec les livres plus qu’avec les brosses et les couleurs, il est certain qu’elle sera préoccupée des mérites qui l’auront frappée dans les livres jusqu’à devenir incapable de reconnaître et d’apprécier les qualités en quelque sorte musicales qui distinguent les tableaux des œuvres écrites. C’est ce qui me semble être arrivé au gradué d’Oxford, et je ne puis m’empêcher de penser que pour lui ce fut un malheur de réussir si jeune. Son succès l’a enchaîné à des opinions qui n’étaient que l’ébauche de sa pensée, qui n’exprimaient que les vues d’une époque où il n’était point encore en possession de toutes ses aptitudes. Plus tard, il a certainement prouvé qu’il possédait le sens plastique, le sentiment des mystérieuses puissances qui résident dans les formes, dans les combinaisons de lignes et de couleurs. S’il n’eût arrêté ses doctrines qu’à l’âge où il a écrit ses Pierres de Venise, je n’aurais probablement aucune objection à élever contre elles. Malheureusement il n’était plus libre à cette époque. Il avait déjà déclaré publiquement que l’art ne devait être qu’un compte-rendu, que la valeur d’une sculpture ou d’un tableau était exactement en proportion du nombre, de l’importance et de la justesse des renseignemens que nous en recevons sur la nature des choses. Cette théorie à la fois trop large et trop étroite, il n’a pas voulu la rétracter : elle ne l’a point empêché de voir au-delà de ses premières vues, d’être attiré par des combinaisons de couleurs ou des vérités de sentimens qui n’avaient rien à faire avec la valeur représentative des images ; mais au lieu de se composer de bonne grâce une nouvelle opinion qui répondît mieux à l’ensemble de ses impressions, il a souvent dépensé son esprit à se déguiser le désaccord qui existait entre ses partis-pris et ses véritables impressions. À son insu du moins, car il est très sincère, ses facultés se sont appliquées à chercher d’ingénieux moyen pour concilier en apparence des formules incompatibles, pour garder le droit d’affirmer ce qu’il était arrivé à sentir malgré ses axiomes, sans abandonner pourtant les axiomes qu’il n’avait émis que faute d’avoir éprouvé encore ces sentimens.

Quoique cette intention ne semble pas manifeste chez lui dès le principe, — car il paraît d’abord n’avoir songé qu’à prouver la supériorité de Turner, et en général des paysagistes anglais modernes, sur les paysagistes italiens, flamands et français du XVIIe siècle, — on peut dire que M. Ruskin a consacré sa vie à montrer, dans l’architecture comme dans la peinture, que la décadence a commencé à la renaissance, que ce fut le moment où la pensée sérieuse, le sentiment sincère et la véritable imagination furent remplacés par une