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la parole de l’Angleterre, et ce n’est que vrai : il est poète par ses descriptions et ses tableaux, qui ont la couleur, l’imprévu et la variété de la nature, qui jaillissent dans leur luxuriante confusion comme les feuillées des bois où afflue la sève du printemps ; il est poète par son élan lyrique, par un enthousiasme incessant, intense et pourtant contenu. Son ardeur bouillonne, mais elle est arrêtée par des idées résolument déterminées. Sauf certaines réserves, il est même plus tempérant et moins exclusif que ne le montrent souvent ses décisions. À chaque instant, il laisse voir qu’il a la grande qualité de sa race : tout en croyant énergiquement à une vérité, tout en ayant une volonté puissante, il reste capable de voir la vérité contraire et de sentir le besoin opposé. À tout cela se joint chez lui je ne sais quoi de fabuleux et de provoquant : c’est l’homme des pensées vraies poussées jusqu’à l’hallucination, des boutades moitié extatiques et moitié capricieuses. Il est chimérique avec méthode, et avec une sincérité passionnée il se plaît aux ingénieuses escrimes. On l’a accusé de contradictions perpétuelles, et son obstination à se de juger l’amène souvent à quelque chose qui ressemble à un manque de logique : il y a lutte chez lui entre un sentiment très large et des partis-pris plus étroits ; il y a lutte entre ses divers instincts. Quand il a deux goûts contraires, ni l’un ni l’autre ne veut céder : au lieu de s’entendre, ils cherchent côte à côte à s’affirmer l’un et l’autre de toute leur force, et M. Ruskin en est réduit à des explications qui prouvent seulement que les deux goûts peuvent très bien coexister en lui, qu’il peut aimer le froid tout en aimant le chaud, ce qui ne signifie pas que la même chose puisse être chaude et froide. En outre on dirait qu’il prend à tâche de déguiser l’étendue de son esprit. Pour faire rentrer de force toutes ses idées dans un même axiome, il ne craint pas de leur enlever ce qui en rendrait la vérité manifeste : il rétrécit sa pensée afin d’élargir sa formule. En somme, je ne saurais mieux le comparer qu’à l’ornementation des cathédrales qu’il a si merveilleusement décrites : c’est un indicible mélange d’extases solennelles et de verve caustique, d’observations exactes et de fougueux éclats de sentimens, de froids jugemens et d’éruptions involontaires d’imagination ; c’est une végétation plantureuse de pensées, une raison calme, sensée, maîtresse d’elle-même avec d’indicibles soubresauts d’épouvante et de ravissement, avec des visions qui surgissent devant elle, avec un chaos intérieur de vitalités désordonnées et de déraison indomptable.

La carrière de M. Ruskin nous présente une égale étrangeté, et une étrangeté qui peut-être nous donne en partie la clé de ses contradictions fréquentes. Elle fait songer à ces vieux prophètes sortant tout d’un coup des déserts où ils ne conversaient qu’avec le