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pour inquiéter Jean, pour le tenir à distance ; nous avons vu qu’elle ne se trompait pas.

Le lieutenant continuait sa morne promenade, quand la porte de la chambre s’ouvrit une seconde fois. Firmin Tranchevent s’avança vers son frère et lui serra longuement la main. Trop préoccupé pour remarquer l’air mystérieux et solennel de Firmin, le lieutenant, par orgueil, par honte, par habitude de bienveillance, s’efforça de composer son visage et de cacher sa tristesse. Il n’imaginait même pas que son frère pût rien soupçonner. Personne ne parlait.

— Vous supportez votre malheur mieux que je n’osais l’espérer, dit enfin M. Tranchevent jeune à son frère et à sa belle-sœur.

Le lieutenant pâlit et tourna le dos à Firmin. Mme Tranchevent ne répondit pas.

— Ces pauvres demoiselles Simonin sont désolées, continua Firmin ; elles sont venues hier au soir raconter leur chagrin à ma femme…

— Laissons ces malheureuses ! dit brutalement le lieutenant.

— Vous avez tort de leur en vouloir ; mais ce n’est pas là l’important : qu’allez-vous faire ? quel parti prendrez-vous ? Cela ne peut se passer ainsi ! Hermine est d’une famille qui peut marcher de pair avec les premières familles du pays. Quel que soit le misérable qui s’est joué de nous, il faudra bien qu’il s’explique, qu’il épouse, sinon…

— Je ne sais pas son nom, dit brièvement le lieutenant.

— Je le soupçonne, moi, dit le châtelain de Keraven, qui ne pardonnait pas aux nobles d’Hennebon d’avoir repoussé ses avances. Il n’y a que des noblichons de province, des gentilshommes de basse-cour, gueux comme des rats, orgueilleux comme des paons et plus rustres que leurs valets, pour commettre de pareilles infamies. Je voudrais bien voir que quelque sotte douairière eût l’idée d’invoquer son blason pour refuser d’admettre Hermine dans sa famille !

— Elle en aurait le droit aujourd’hui, dit l’intègre lieutenant.

En ce moment, Mme Louise entra dans la chambre. Son vrai caractère, habilement dissimulé d’ordinaire, apparaissait ce jour-là dans toute sa laideur. — Eh bien ! dit-elle en affectant de s’adresser seulement à son mari, mais assez haut pour que le père et la mère d’Hermine pussent l’entendre ; Jean est de retour. Il n’est même, je crois, jamais parti. Tout s’explique : c’est lui.

Le lieutenant attachait sur sa belle-sœur des regards effarés. — Lui ! dit-il sans trop comprendre.

— Hélas ! j’avais dès longtemps prévu ce qui arrive, continuait Louise ; mais mes avis sont toujours comptés pour rien dès qu’il s’agit de ce malheureux Jean.

— Jean ! s’écria le lieutenant blessé au cœur, moins accablé pourtant, car il connaissait l’âme de son neveu.