Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/163

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de larmes, sa gorge serrée ne laissait plus sortir sa voix, ses mains demeuraient immobiles sur les touches. Cette crise se terminait par un mouvement de terreur. « Si je ne chante pas, on va me rappeler, » se disait-elle, et les trilles, les roulades, sortaient de sa poitrine oppressée. Elle songeait aussi aux confidences de Camille. « Camille savait se faire aimer, pensait-elle ; Alfred affrontait mille dangers pour passer quelques instans à ses pieds ; moi, je suis seule ; moi, on ne m’aime pas. » Le chant cessa encore. Hermine était à Bourbon, elle se substituait complètement à Camille. Alfred, c’est-à-dire Jean, était à ses côtés ; elle écoutait les paroles d’amour que Camille lui avait si souvent répétées, ces paroles qu’on n’avait jamais prononcées pour elle. Le silence se prolongeait ; Hermine oubliait tout, jusqu’à la crainte de voir apparaître sa mère. Les deux. battans de la fenêtre s’écartèrent doucement.

— Hermine ! dit une voix tout près d’elle.

Sans frayeur, presque sans trouble, tant son nom prononcé dans la nuit était la continuation de son rêve, Hermine se retourna. Elle aperçut Jean qui se tenait à la fenêtre en dehors. Son premier sentiment, le sentiment spontané, intime, qu’on cache presque toujours aux autres et quelquefois à soi-même, fut une impression de bonheur.

Jean, certain d’avoir été entendu, d’avoir été vu, fut en un instant près d’Hermine. Tremblant, ému à ne pouvoir parler, il la serra étroitement contre son cœur ; la jeune fille se dégagea de ses bras, à demi morte de frayeur. — Partez, je vous en supplie, dit-elle d’une voix entrecoupée.

— J’ai tant souffert pendant ces trois jours ! s’écria Jean.

Sans lui répondre, Hermine se mit à chanter de toute sa voix. Jean ne comprit pas l’intention d’Hermine.

— Écoutez-moi un instant, un seul instant ! répétait-il désespéré.

— De grâce, taisez-vous, murmura Hermine ; si je ne chante pas, on va entrer ici.

Jean s’agenouilla près d’Hermine et saisit dans la nuit une de ses mains, qu’il couvrit de baisers. L’heure s’avançait. Ni Jean ni Hermine n’avait conscience du temps. Deux ou trois coups secs frappés à la porte leur firent jeter à tous les deux un cri aussitôt étouffé.

— Assez chanté, Bengali ! cria le lieutenant ; viens donc nous dire bonsoir.

Hermine et Jean perdirent complètement la tête ; tous les deux se précipitèrent vers la fenêtre.

— O mon Dieu ! nous sommes perdus ! criait Hermine d’une voix que le lieutenant eût pu entendre, s’il n’avait pas déjà refermé la porte de la chambre de sa femme.

— Adieu ! adieu ! disait Jean ; pardonnez-moi.