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voiles, le lieutenant, aidé de Jean et du vieux matelot propriétaire de la chaloupe, eut bientôt construit une tente. Caroline étala ses provisions sur une nappe soulevée çà et là par ces touffes de petits œillets odorans qui couvrent les grèves de la Bretagne, et les convives s’assirent en rond sur un sable blanc, fin et brillant. Mlle Richard se plaça près de Jean dans des intentions conquérantes. Son esprit tant vanté lui donnait, pensait-elle, une supériorité immense sur ses compagnes. Elle fit successivement à son voisin la biographie de toutes les célébrités contemporaines. Jean répondait d’un ton poli quelques mots vagues. S’apercevant qu’il ne pensait guère à elle, Mlle Richard supposa qu’il pensait à Hermine, et Jean compta une ennemie de plus.

A vrai dire, Jean ne pensait à rien en ce moment. La tente s’ouvrait d’un côté sur la mer, bleue à perte de vue et pailletée vers les bords par un gai soleil de septembre. Des lames, les unes à haute crête, les autres à peine indiquées, tantôt menaçantes et rapides, tantôt languissantes et molles, déroulaient sur une immense étendue de côte leur éblouissante frange d’écume, dans laquelle voyagent pêle-mêle les gros galets gris, les plus délicats coquillages et les gigantesques chevelures du varech. L’autre ouverture de la tente servait de cadre à une dune de sable surmontée de chardons desséchés, dont les feuilles épineuses et sonores au moindre souffle se profilaient sur un ciel éclatant. Le vol fantasque des hirondelles et des mouettes, l’espace inondé de lumière, un air vif, bruyant, saturé d’énergiques arômes, un air qui fortifie le corps et trouble l’esprit, Jean sentait tout cela et ne pensait à rien.

Pour avoir sa revanche de l’inattention de Jean, Mlle Angélina, dont la verve satirique divertissait Mme Tranchevent jeune, raconta pour la millième fois, avec un grand luxe de bons mots et d’épigrammes, l’interminable série des anecdotes en circulation depuis quinze ans sur Mme Chabriat et sur les autres victimes de l’inertie intellectuelle de la province. Mme Louise riait à gorge déployée. Excepté le lieutenant, Jean et Hermine, tous prenaient plus ou moins part à cette gaieté banale. Tout à coup le lieutenant jeta sur le sable le couteau qu’il tenait à la main, et, quittant la tente, il marcha à grands pas vers la mer.

— Viens donc ici, Hermine ! cria-t-il au bout de quelques secondes. Tu prétends n’avoir jamais vu de méduse, en voici une magnifique, c’est-à-dire tout à fait hideuse.

Hermine fut bientôt près de son père, et Jean, par besoin de mouvement et d’espace, suivit sa cousine.

— Elles sont insupportables, dit le lieutenant dès que sa fille et son neveu l’eurent rejoint. C’était bien la peine de venir jusqu’ici pour écouter leurs éternels commérages.