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humeur. Déjà Firmin savourait en imagination les douceurs de la vie champêtre et seigneuriale.

— Jean doit avoir plus de vingt ans maintenant ; qu’en fais-tu ? dit tout à coup le lieutenant à son frère.

Dans les premières années de sa jeunesse, Firmin avait épousé à Gênes une Italienne très belle qui était morte, après dix-huit mois de mariage, en donnant le jour à un fils, nommé Jean.

— Il est depuis un an à Paris ; il étudie la médecine, il travaille, répondit Firmin visiblement embarrassé.

— Croyez-vous réellement qu’entouré comme il l’est, il puisse travailler ? dit Louise d’un ton lent et calme en s’adressant à son mari.

Sous l’intonation moelleuse, un observateur attentif eût reconnu l’ironie et la colère. Firmin ne put s’y tromper. — Vous exagérez peut-être, ma chère amie, dit-il avec une certaine timidité ; les choses ont bien changé depuis quelque temps…

— Qu’a donc fait Jean pendant les quatre années qu’il a passées hors de France ? reprit le lieutenant. — Depuis une époque bien antérieure au second mariage de Firmin, le lieutenant n’avait pas vu son frère ; il n’était donc nullement au courant de ses affaires de famille.

— Rien de bon ! répondit brusquement Firmin à l’interrogation de son frère.

— Vraiment ? dit le lieutenant en regardant alternativement son frère et sa belle-sœur d’un œil inquiet, comme pour leur demander une explication.

— Il y aurait peut-être un moyen de sauver ce jeune homme, dit Mme Louise Tranchevent avec une intonation pleine de feinte sympathie : ce serait de l’éloigner, au plus vite de Paris. Aussi je m’afflige parfois, bien que je comprenne cette faiblesse, de voir M. Tranchevent disposé à céder aux désirs de son fils, qui, à aucun prix, ne veut partir pour l’armée, si dans quelques mois le sort fait de lui un soldat. Quand l’avenir, l’honneur même de nos enfans sont en jeu, ne pensez-vous pas, lieutenant, qu’il faut savoir imposer silence à son cœur ?

— La vie de garnison n’a rien de séduisant, répliqua Alexandre-Achille, et puis quels crimes a pu commettre ce pauvre Jean ? Des peccadilles… C’est de son âge après tout… Quand j’ai rencontré Jean à Bourbon, il y a quatre ans, c’était un brave enfant, un peu étourdi, un peu fou, mais plein de cœur et d’intelligence.

La réputation de sévérité domestique assez justement faite au lieutenant avait donné à Mme Louise l’espérance de trouver un auxiliaire dans son beau-frère. L’indulgence inattendue d’Alexandre-Achille, l’éloge de Jean surtout, l’exaspérèrent.