Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/136

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Tranchevent avait sur ce point une tout autre manière de voir. — On n’épouse pas une fille pauvre sans l’aimer, et on ne peut guère arriver à l’aimer sérieusement sans lui faire un peu la cour, disait-elle quelquefois avec tristesse à son mari. Si tu éloignes de tes filles tous les jeunes gens qui semblent les trouver à leur gré, ni Caroline, ni Hermine ne se marieront jamais.

— Je connais les hommes, je sais ce que j’ai à faire, répondait le lieutenant d’un ton qui terminait la discussion.

Nous avons dit que la sévérité paternelle n’était pas le seul obstacle au mariage d’Hermine. Hermine elle-même était bien loin de partager les inquiétudes de sa mère. Après être allée pendant deux hivers dans le monde, elle ne s’était pas encore demandé une seule fois pourquoi bon nombre de ses compagnes, laides, insignifiantes, vulgaires, étaient mariées ou courtisées, tandis qu’elle, dans la foule nombreuse de ses admirateurs, n’avait pas rencontré un seul amant. À dix-huit ans, les rêves semblent devoir remplir toute la vie. Disons-le aussi, bien qu’Hermine fût absolument étrangère aux calculs ambitieux, la sphère où elle vivait était trop peu appropriée à sa nature pour qu’instinctivement elle ne redoutât pas de s’y fixer. Ses relations de société, ses amitiés, contribuaient à l’entretenir dans la pensée qu’elle pouvait tout souhaiter, que le monde entier était ouvert devant elle.

Parmi les jeunes femmes qu’elle voyait le plus souvent se trouvaient une Française de Pondichéry, une Anglaise de Calcutta, une créole de Cayenne, une Espagnole de Lima. Cette dernière avait été l’héroïne d’une singulière odyssée : l’un des amis de son fiancé avait été chargé de l’épouser par procuration, ce fiancé se trouvant impérieusement retenu en France. Après la cérémonie du mariage, la jeune épousée s’était embarquée seule sur un navire marchand. En route, plusieurs hommes de l’équipage, puis le capitaine lui-même, moururent de la fièvre jaune. Le navire arriva à grand’peine jusqu’à Rio, où la jeune femme passa deux mois sans protection aucune. Le commandant d’un bateau à vapeur de l’état en partance, ayant appris enfin sa situation, lui offrit de la conduire vers son mari. Elle accepta, mais ne tarda point à le regretter, tant la trop vive admiration du commandant lui rendit la traversée insupportable. — J’aime tant George, que je suis heureuse d’avoir souffert tout cela pour lui, disait la jeune femme avec une exaltation toute méridionale quand on lui rappelait le passé.

Si de telles aventures n’étonnaient guère des hommes pour qui les aventures font la vie ordinaire, elles ne pouvaient manquer de frapper étrangement l’imagination ardente et naïve d’une jeune fille. C’est la possibilité entrevue qui attise les désirs, non l’impossibilité, comme on l’a niaisement répété longtemps. En Champagne ou dans