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Cet argument n’admettait pas de réplique. À tout considérer, Tranchevent n’avait qu’à se louer de ses filles. L’aînée, Caroline, était ce qu’on appelle une personne de mérite : c’est assez dire qu’elle était laide, sans imagination, sans esprit, mais laborieuse, économe à l’excès. Quant à la cadette, Hermine, elle faisait à juste titre la joie et l’orgueil de son père. Hermine alliait à une riche et sympathique nature une remarquable organisation d’artiste. Sa beauté un peu étrange et voilée avait, chose inexplicable, de vagues rapports avec la beauté des mystérieuses filles de l’Inde. Ses yeux très longs, très noirs, sérieux et naïfs, d’une douceur infinie, sa pâleur dorée, pleine de vie, son abondante chevelure brune, sa taille élancée, ses mouvemens enfantins et majestueux tour à tour, avaient un charme auquel personne ne résistait. Hermine unissait de plus à une âme franche, expansive, enthousiaste, une intelligence active, de rares aptitudes musicales, une voix magnifique.

Il eût fallu sans doute d’autres études que celles qu’Hermine pouvait faire à Lorient, un autre milieu, pour développer complètement ses rares facultés. À dix-sept ans néanmoins, la beauté de la jeune fille avait toute sa grâce, ses aspirations toute leur ardeur. Rien n’est du reste plus opposé que la vie des ports de mer à ce qu’on entend généralement par la vie de province. Dans les petites villes du centre de la France, la tradition, la coutume, la monotonie de l’existence écrasent les âmes les plus robustes ; la conversation ne s’y aventure jamais plus loin que l’ombre du clocher ? Dans les ports de mer au contraire, la société, composée presque en totalité de fonctionnaires, se renouvelle sans cesse ; de ce va-et-vient continuel des personnes résulte forcément la circulation des idées. La vie des pères, des frères, des maris, réagit sur le foyer domestique. On s’entretient plus souvent à Lorient de La Havane, de Macao, de Rio-Janeiro que du chef-lieu du département. Les brusques changemens de climat, de mœurs, d’habitudes, l’imprévu, les hasards, les séparations précipitées, les grands spectacles de la nature, mettent dans toute âme de marin un grain de poésie, de passion, de rêverie. Le lieutenant Tranchevent ne faisait pas exception à la règle commune. Pour lui, le point lumineux de la sphère terrestre, c’était Smyrne. Dès qu’on prononçait devant lui le nom de cette ville bien-aimée, ses regards s’attendrissaient, son imagination enflammée évoquait d’innombrables souvenirs. « Quel calme pendant les nuits d’été ! quelle splendeur ! Quel entrain dans les fêtes ! Quels paysages grandioses ! Quel beau ciel ! Quels flots purs ! » A Smyrne, dans les jours lointains de sa jeunesse, le lieutenant de marine s’était cru aimé. L’éloge exclusif des Smyrniotes avait causé plus d’une secrète colère à Mme Tranchevent. — Elle est encore plus belle qu’une fille