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des hommes éclairés, des hommes d’état expérimentés, tomber pour ainsi dire des nues, lorsqu’un mouvement téméraire et prématuré du cabinet de Saint-Pétersbourg arma l’alliance de la France et de l’Angleterre. Qu’on se rappelle quelle incrédulité, puis quel dédain malveillant, enfin quelles prévisions sinistres, précédèrent, accompagnèrent même notre expédition dans la Mer-Noire ! Il ne fallut pas moins que la voix toute-puissante des événemens pour prouver à des sceptiques très éclairés la possibilité de la guerre, celle du débarquement, celle du succès, celle enfin de la paix, sans que les dernières extrémités fussent atteintes, ni l’Europe remise en combustion. Cette première épreuve constata cependant combien la situation du monde politique était changée.

Il faut remarquer toutefois que si la guerre de Crimée excitait des inquiétudes et pouvait remettre en question la tranquillité générale, c’était une guerre qu’on pouvait encore qualifier de conservatrice. De la part de la France et de l’Angleterre, elle était entreprise pour le salut de l’ordre existant. C’est l’empereur Nicolas qui avait pris l’initiative d’un changement, c’est l’absolutisme moscovite qui était le perturbateur. Ce que soutenaient les armes des alliés, c’était le maintien de l’empire ottoman, ou la distribution actuelle des forces et des territoires en Europe et dans cette petite partie de l’Asie liée au sort de l’Europe. La victoire que nous avons remportée est celle du statu quo. Aussi pûmes-nous compter sur la neutralité bienveillante, même sur un certain appui du plus conservateur des gouvernemens : je veux parler de l’Autriche, qui, ayant à perdre des possessions encore précaires après quarante ans de domination, s’était toujours montrée la plus timide à suivre les inspirations mêmes de son ambition particulière. Ses craintes sur les bords du Pô avaient tempéré ses convoitises sur les rives du Danube, et il fallut, pour qu’elle se déclarât même d’une manière incomplète et tardive, que sécurité lui fût accordée sur ses frontières du sud-ouest, qu’enfin la première grande guerre depuis 1815 fût soigneusement préservée de toute apparence de portée révolutionnaire. Rassurée à cet égard, l’Autriche a pu intervenir indirectement, mais efficacement, et encore son action la plus décisive s’est-elle prononcée au moment de la paix. Elle a contribué à l’obtenir avantageuse pour les alliés. Il était temps, car la guerre pouvait malaisément se prolonger une année sans exciter, soit en Finlande, soit en Pologne, des mouvemens ou des tentatives de mouvemens qui en auraient changé le caractère. Des appels à des sentimens d’indépendance nationale étaient près de se faire entendre.

De cette nécessité de maintenir à la conduite des hostilités un caractère de régularité qui permît de compter sur la tolérance ou même le concours moral ou matériel des gouvernemens conservateurs