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situations vraiment dramatiques. Le caïd, qui rêve de conquêtes, s’obstine à porter en personne à Mme de Lancy une lettre d’introduction que lui a remis le baron Meynadier, et il se trouve ainsi en présence de sa femme. Imaginez le trouble que porte dans cette maison ce personnage qu’on a cru mort, et qui n’a pas le droit d’être vivant. Aux reproches de Mme de Lancy, l’Africain répond par des violences qui tombent d’elles-mêmes, lorsque celle qui fut autrefois sa femme lui présente sa fille, née quelques mois après la mort du comte Leone Mattei. Cette première difficulté aplanie, une seconde se présente. L’Africain, dont les instincts paternels se sont subitement réveillés, consent à se taire ; mais le baron Meynadier est maître du secret, et les menaces du comte Mattei, au lieu de l’intimider, ne font que l’exciter à poursuivre sa vengeance. Il présente donc le comte sous son vrai nom à M. de Lancy : l’Africain lui fait payer de sa vie cette lâche vengeance d’une injure trop méritée et le dépit qu’il éprouve d’avoir servi d’instrument à ses projets pervers, puis il se dispose à s’éloigner ; mais alors le châtiment l’atteint à son tour. La nature se charge de le punir ; il se sent martyrisé par un sentiment inconnu jusqu’alors pour lui, il ne peut se résoudre à ne plus vivre près de sa fille, et lorsqu’enfin il a compris qu’il doit partir, son cœur se brise et sa bouche s’ouvre pour exhaler des adieux qui laissent le spectateur sous le coup d’une émotion navrante. Il devient vraiment touchant à cette dernière heure, et on aurait envie de le plaindre, si on ne se rappelait les actions qu’il a commises, les périls qu’il a créés, et les malheurs qu’il a failli accumuler sur tant de têtes, toutes innocentes de ses sottises et de ses travers.

Cette pièce, qui contient deux ou trois situations assez fortes, n’est pas précisément écrite dans le ton qui convient au Théâtre-Français, et jure un peu avec le répertoire ordinaire de ce théâtre ; mais il s’est opéré tant de révolutions dans l’art dramatique depuis quelques années que nous n’avons pas été étonné de l’y voir représenter. La pièce est sauvée par Geffroy, qui la remplit tout entière, et qui, en véritable Africain, en fait sa chose et sa proie. Jamais nous ne l’avions vu aussi dramatique depuis le rôle sinistre de Marat dans Charlotte Corday. Il a rendu à merveille les violences, les éclats de voix de l’âme fauve et sans frein qu’il s’était chargé de rendre. Toute sa personne est vraiment une photographie vivante. Les habitudes physiques, le balancement de la démarche résultant de la souplesse du corps, le visage maigre, nerveux et fébrile, la grimace de la lèvre supérieure qui se relève pour laisser voir la dent féroce et sans pitié, tous ces caractères de l’être sauvage et indompté ont été saisis et rendus avec un art parfait. Nous ne dirons rien des autres acteurs, que son jeu brillant a mis un peu dans l’ombre ; mais comme il faut toujours recommander ceux qui n’ont pas de nom et qui font preuve de bonne volonté et de talent, nous signalerons une jeune actrice, nouvellement engagée, Mlle Emma Fleury, qui s’acquitte à merveille du rôle de la fille de Mme de Lancy.


EMILE MONTEGUT


I. Monumentos Arquitectonicos de España, publicados a expensas del Estado ; 1re et 2e livraisons, in-folio, Madrid. — II. Tolède el les bords du Tage, par M. Antoine de Latour, Paris.

L’Espagne, qu’on croit adonnée à la vieille passion des révolutions ou à la passion plus nouvelle des chemins de fer, ou bien encore aux enivrantes réminiscences