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les lambeaux, aimant mieux s’épuiser sur leurs guérets que d’aller s’enrichir ailleurs, — l’espérance de voir sortir d’un pays ainsi partagé une nuée de colons emportant gaiement sur leur dos leur petit avoir et s’embarquant d’un pied léger vers l’inconnu est véritablement chimérique. Je prie chacun de regarder autour de soi, car, grâce à la merveilleuse, mais monotone uniformité que nos lois ont répandue sur la surface entière de notre France, chacun, en regardant son canton, sait à peu de chose près ce qui se passe dans tous les autres. Où sont-ils, en France, les colons dont nous sommes prêts à faire don à l’Algérie ? J’entends des colons de mœurs rangées, d’habitudes laborieuses, et pourvus d’un bien suffisant, car des ouvriers fainéans, des banqueroutiers frauduleux, des débiteurs insolvables, des gens déclassés de toute sorte, cherchant l’éloignement et l’aventure, parce que l’ordre leur pèse et qu’ils craignent les regards de leurs voisins, cette denrée-là est assez commune parmi nous pour que nous en puissions faire largement part à l’Afrique sans nous appauvrir ; mais de bons paysans, faits au travail et riches d’épargnes, en comptons-nous un assez grand nombre pour en céder à d’autres ? En supposant même qu’ils se prêtassent à un départ en masse, qui répugne au fond de leur nature et déchirerait toutes les fibres de leur cœur, qui pourrait voir s’éloigner sans effroi cette pépinière de nos armées, cette moelle, cette substance de notre force nationale ? En supposant, par la plus impossible des hypothèses, qu’on vît s’opérer dans nos départemens de France ce qui est arrivé par une lente transformation en Angleterre, c’est-à-dire la petite propriété se lassant des labeurs de sa condition, et réalisant son avoir entre les mains de la grande, pour aller chercher dans d’autres emplois une fortune plus facile, je suis persuadé qu’un tel résultat serait vu généralement avec regret, et que l’instinct démocratique en particulier prendrait l’alarme aussitôt. C’est pourtant une révolution de ce genre qui est nécessaire, si l’on veut tirer de France et porter en Algérie les deux ou trois millions de population agricole exigés pour donner au sol toute sa valeur, car si on les met d’un côté, il faudra bien qu’ils manquent de l’autre : on ne peut alimenter un nouveau bassin aux dépens d’un réservoir, sans faire baisser ici le niveau, pendant qu’il s’élève ailleurs. Ne travaillons donc pas d’une main à un résultat que nous serions si fâchés d’atteindre qu’il faudrait aussitôt l’arrêter de l’autre. Ce que nous craindrions en France, cessons de l’espérer, de l’annoncer sans cesse en Afrique, et convenons une bonne fois avec nous-mêmes que ce n’est pas aux dépens de la France que l’Afrique française peut se peupler.

Mais la France n’est pas seule en Europe, et s’il n’y a guère en France de matière préparée pour l’émigration, il en est tout autrement