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correspondances d’Europe parvinssent à Manille, les décisions du roi et du pape arrivaient quand la querelle était terminée et au moment où il en naissait une autre. Que l’on ajoute à ces luttes d’autorité les discussions qui survenaient parfois entre les divers ordres religieux, plus ou moins jaloux les uns des autres, et l’on aura une idée de l’état presque perpétuel d’agitation dans lequel vivait cette petite communauté européenne, exilée à l’extrémité de l’Asie. Un jour, en 1635, arrive d’Espagne un ordre qui attribue exclusivement aux moines barbus la mission d’évangéliser la Chine et le Japon ; les moines sans barbe doivent demeurer aux Philippines. De là grande protestation de la part des moines qui se voient fermer la route du martyre, protestation appuyée par l’archevêque, qui invoque les bulles du pape, où ne se trouve aucun article concernant les barbes. On pourrait citer d’autres incidens non moins curieux. — En 1663, la situation prend une couleur plus dramatique. Le gouverneur, Salcedo, se brouille avec le clergé, met l’archevêque en prison, et à la mort de celui-ci il interdit le De profundis et ordonne des fêtes publiques ; mais l’inquisition est là : ses agens s’introduisent de nuit dans le palais, saisissent le gouverneur pendant son sommeil, le déposent, chargé de chaînes, dans le couvent des Augustins, puis l’expédient par le prochain navire à l’adresse du saint-office, siégeant à Mexico. — En 1678, un autre gouverneur, Juan de Vargas Hurtado, se fait excommunier, et la sentence le condamne, lui, seul représentant de l’autorité royale, à comparaître chaque dimanche, pieds nus et la corde au cou, dans la cathédrale et dans deux églises ! — Ces différens faits sont puisés dans les annales des couvens. C’est là seulement que l’on peut recueillir des informations sur l’histoire des Philippines. Sans doute il ne faut pas trop se fier à l’exactitude, de ces récits monastiques, où le spirituel a nécessairement le pas sur le temporel : le clergé s’y donne le beau rôle, et sa charité bien ordonnée s’exerce avant tout au profit de l’église et du cloître ; mais ce qui est certain, c’est que l’harmonie régnait rarement au sein de cette société coloniale, et que la lutte, tantôt sourde, tantôt ouverte, était à l’état permanent entre les deux influences qui se disputaient les Philippines.

Dans ces querelles intestines, l’avantage demeurait le plus souvent du côté des moines, et il devait en être ainsi. La population laïque se composait d’un petit nombre de négocians qui ne songeaient qu’à faire rapidement fortune, et de fonctionnaires pour lesquels Manille n’était d’ordinaire qu’une résidence de punition et d’exil. Les uns et les autres étaient gouvernés par leurs petites passions, par leurs rancunes et par l’ennui. Le clergé au contraire, installé à poste fixe dans la colonie, répandu dans les campagnes et sans cesse en contact avec la population indienne, avait des habitudes,