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c’est la liberté qui le fait mouvoir. Il regimbe contre la contrainte, et se méfie même des faveurs. Tout capital officiellement transporté sur une colonie est destiné à se dissiper rapidement et à se dessécher lui-même, sans rien féconder autour de lui. Des deux termes par conséquent dont le rapprochement est nécessaire pour mettre au jour une société, la terre, qui contient les élémens de toute richesse et même de toute vie, le capital, indispensable instrument à l’aide duquel le travail humain peut les dégager, l’un n’échappe pas moins que l’autre à la puissance du gouvernement. Il n’est intérêt politique ou colonial qui tienne : si la terre n’est pas propre à rémunérer le capital, et si par conséquent le capital, n’y pouvant pas vivre, ne veut naturellement pas s’y rendre, si la nature a mis obstacle entre eux à tout mariage fécond, aucune puissance humaine, fut-elle forte de toutes les baïonnettes et riche de tous les millions qu’on voudra, ne pourra rendre ni durable ni même possible une union arrêtée par d’invincibles antipathies.

Mais s’il y a d’une part dans la colonie à fonder une terre bien traitée, bien dotée par la nature, et qui n’attende pour s’ouvrir à une production abondante qu’une suffisante aspersion de capital, et si de l’autre de vieilles sociétés voisines ont en circulation à leur surface une certaine masse de capital, qui, repoussé de leur sol épuisé, cherche à déborder sur des terres nouvelles ; si enfin entre ces deux élémens, naturellement portés à se rejoindre, s’élèvent des obstacles provenant soit des entraves légales de la métropole, soit des mœurs des populations indigènes qui occupent le terrain de la colonie future, soit même enfin de ces difficultés physiques dont un grand effort de travail peut venir à bout d’un seul coup, c’est ici alors que commencent la tâche et le devoir du gouvernement. C’est à lui de faire disparaître, soit des lois, soit des mœurs, soit même du sol, les barrières qui s’opposent à un rapprochement indiqué par la nature. C’est à lui de faire en sorte que le capital puisse sans difficulté atteindre la terre qu’il cherche, et que la terre puisse être abordée sans peine par le capital qu’elle attend[1]. Quand les deux termes existent, s’ils

  1. Quelques personnes s’étonneront peut-être que nous insistions presque exclusivement sur la nécessité d’attirer le capital dans une colonie nouvelle, sans paraître nous préoccuper d’y faire venir aussi la main-d’œuvre nécessaire pour mettre le capital en exploitation. La rareté, la cherté de la main-d’œuvre sont en effet au nombre des grands fléaux de toute colonie naissante, et l’Algérie en particulier en souffre grandement. Les publicistes ne se font pas faute de systèmes de tout genre pour remédier à ce mal, et il en est même qui vont sérieusement jusqu’à proposer à la France d’établir un commerce de traite sur sa frontière, du désert pour se procurer des travailleurs noirs, le tout, bien entendu, dans l’intention charitable d’initier ensuite les ouvriers ainsi achetés aux bienfaits de la civilisation. Sans vouloir discuter en détail toutes ces idées bizarres, nous avons une raison majeure pour ne pas toucher ici à ce problème : c’est qu’au fond il n’est autre que celui du capital envisagé sous une autre face. Si l’Algérie manque d’ouvriers, c’est tout simplement, suivant nous, parce qu’elle manque d’argent pour les payer, j’entends pour les payer d’une façon constante, régulière, à des conditions qui permettent à ces ouvriers de vivre, et les engagent à venir s’établir. S’il y avait en Algérie un grand nombre de gens riches pouvant employer des ouvriers toute l’année, les ouvriers ne tarderaient pas à arriver, soit de France, soit d’Espagne, soit du reste de l’Europe, soit des tribus arabes ou kabyles ; mais avec des cultivateurs pauvres eux-mêmes et qui ne peuvent employer de bras auxiliaires que quand ils y sont forcés, pendant le temps très court des travaux de la moisson ou de la fenaison, quelque élevé que soit le salaire durant ces temps exceptionnels, c’est là une perspective qui n’est pas suffisante pour déterminer des familles laborieuses à transporter leurs foyers au-delà des mers. C’est en d’autres termes, et sur une plus grande échelle, la difficulté qu’éprouve même en France notre agriculture. Si nos cultivateurs étaient assez riches pour offrir aux ouvriers des conditions aussi élevées et aussi constantes que l’industrie des villes, les bras n’abandonneraient pas les campagnes pour se rendre dans les cités. C’est donc la rareté du capital qui produit en réalité la rareté de la main-d’œuvre, résultat qui paraît contraire à la loi de l’offre et de la demande, et qui au fond y est tout à fait conforme, car cela revient tout simplement à dire que les hommes vont naturellement où ils ont l’espérance de trouver de bonnes conditions de vie. Le problème réel est donc d’attirer le capital, lequel, s’il vient, fait venir la main-d’œuvre à sa suite. Il n’y aurait d’exception à cette règle que dans un pays où, en raison du climat, il faudrait une main-d’œuvre d’une nature particulière, ce qui est le bas de nos colonies tropicales ; mais l’Algérie, qui n’a pas les avantages du climat des tropiques, n’en a pas non plus les inconvéniens.