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sûr que mon imagination n’éprouve pas les mésaventures de la comédie des Méprises, et qu’elle ne soit pas abusée par des ressemblances trompeuses. Cet objet que je vois, est-ce bien celui qui a posé devant les yeux du poète, ou bien n’est-ce que son Ménechme ? Les épithètes de M. Théophile Gautier éveillent et provoquent l’imagination, elles ne la contraignent pas comme celles de M. Fromentin, et ne l’emprisonnera pas dans la réalité qu’elles veulent lui faire connaître. Ses descriptions me donnent envie de faire les mêmes voyages que lui, elles ne pourraient pas me dispenser de les faire. Elles agissent sur moi comme une sollicitation : après les avoir lues, je partirais volontiers pour voir l’Espagne et l’Italie. Après avoir lu M. Fromentin au contraire, je n’ai plus besoin de faire le voyage d’Afrique : j’ai vu, comme de mes propres yeux, le vieil Alger ; j’ai dormi sur la place d’El-Aghouat pendant une de ces nuits d’Orient plus claires que bien des jours de notre Occident, je me suis plongé dans cette ombre noire qui ressemble à une eau profonde. Le voyage, si je le faisais, ne me donnerait plus de surprises, et ne me laisserait, j’en suis sûr, que la satisfaction assez triste de vérifier sur les lieux mêmes l’exactitude des descriptions de l’artiste. Si je voulais marquer nettement et d’une manière tranchée les différences qui séparent ces deux rivaux en littérature pittoresque, je dirais que M. Théophile Gautier, par la beauté ailée et la magie d’évocation de ses mots, en est le romantique, tandis que M. Fromentin, par sa précision et son exactitude, en est à bon droit le classique.

J’ai dit que l’artiste dominait chez M. Fromentin l’observateur moral ; c’est que les pays qu’il a parcourus offrent plus de ressources à l’artiste qu’à l’observateur moral. La méfiance des habitans, la discrétion taciturne des habitudes musulmanes, la constitution même de la société, cachent à l’œil de l’observateur les secrets de la vie morale et ne lui livrent que des surfaces. Le voyageur doit, bon gré, mal gré, se contenter des splendeurs de la vie extérieure, des paysages, des costumes, des contrastes de couleurs, des attitudes, des physionomies. L’Orient est pour le voyageur européen comme un vaste bazar plein de curiosités et d’objets de prix, comme une foire où descendent pour un instant, sans envie de se connaître, acheteurs et vendeurs. Malgré sa sagacité rusée et son désir de savoir, M. Fromentin n’a guère vu que ce bazar ; il en a décrit toutes les richesses, les armes, les burnous blancs, les haïks flottans, les turbans ornés de miroirs, les fenêtres treillagées, les jardins ingénieux, invention d’une tyrannie jalouse et caressante ; mais qu’a-t-il vu de la vie morale du peuple ? Rien, ou à peu près ; il a entendu des ramages de voix de femmes, des murmures intimes, le bruit sourd de querelles intérieures ; il a vu des visages furtifs qui ne laissaient pas échapper