couché par terre, et si malade, hélas ! qu’il est presque mort. » Dans cet Orient impassible, où la douleur elle-même n’a jamais de larmes, cette mélancolie pince le cœur du voyageur européen pour lui rappeler qu’il appartient à une civilisation d’où la sensibilité n’est pas exclue, où le cœur n’a pas honte de vibrer sous le souffle de la tendresse et de la pitié. C’est le sentiment qui revient par intervalles dans les récits de M. Fromentin et qu’il éprouva le soir même de son arrivée à El-Aghouat, après la traversée de la mer de sable. « Puis le clairon se tut ; d’autres clairons lui répondirent aux extrémités de la ville, plus faibles ou plus distincts ; peu à peu ces notes légères de cuivre se dispersèrent une à une, et je n’entendis plus que le bruit des palmes. Alors, me sentant comme une faiblesse au cœur et comme une épouvantable envie de m’attendrir, je soufflai ma bougie, me roulai sur mon lit de sangle et me dis : Eh bien ! quoi ! ne suis-je pas au lit, chez moi, et ne vais-je pas dormir ? » Hélas ! non, l’âme n’est pas chez elle, et la légère douleur qu’elle éprouve est le prix dont elle paie sa curiosité.
Ainsi les qualités les plus contraires sont unies dans une moyenne assez exacte ; il y a en M. Fromentin plusieurs hommes très divers, qui se complètent et se corrigent sans se combattre : un artiste, un rêveur, un observateur moral. Toutefois l’artiste domine, et même quelquefois à l’excès : c’est là peut-être l’unique défaut de ces deux beaux livres. Nous ne songerions certainement pas à nous en plaindre, si ce mot d’artiste ne signifiait jamais que le don de sentir la beauté et l’aptitude à la saisir et à la rendre, s’il n’avait jamais qu’une signification générale ; malheureusement ce mot a trop souvent chez M. Fromentin une signification restreinte, et emporte l’idée d’une spécialité, d’un genre particulier de l’art. Il veut bien dire homme doué pour sentir la beauté, mais il veut dire principalement homme habitué à rendre la beauté par les moyens de la peinture. M. Fromentin voit toujours avec l’œil d’un peintre ; ses sensations et ses observations morales elles-mêmes n’arrivent jamais nues jusqu’à l’âme, mais teintes pour ainsi dire et comme habillées de couleurs. Chacune de ses pages est une palette chargée des couleurs les plus diverses, et, vu les exigences du sujet, les plus violentes et les plus tranchées : il y en a de rouges, de vertes, de jaunes d’or, quelques-unes sont d’une blancheur éblouissante. Les personnes qui aiment les couleurs tranchées et absolues n’auront qu’à choisir dans ces livres celles qu’elles préfèrent ; elles n’y trouveront pas ces nuances qui les offensent et qui leur semblent une menue monnaie des couleurs, sauf peut-être ce composé parfait et si harmonieusement fondu de nuances tendres, le lilas et le gris de perle. J’ai été vraiment étonné de trouver chez M. Fromentin une telle abondance de pages