Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 27.djvu/901

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il écoute avec attention ; sa curiosité n’est jamais hâtive ni superficielle. Il n’abandonne un village saharien que lorsqu’il en connaît le site, la physionomie, la couleur (car chaque village de ce pays semble avoir sa couleur particulière, lilas, vert, rose ou blanc) et qu’il a surpris et fixé sur la page brillante le rayon de vie qui lui est propre. Il bivouaque et campe dans le Grand-Désert, il n’a pas hâte d’arriver au but de sa course. Les fatigues, les périls, les misères de cette traversée dans la mer de sable et les steppes de feu ne l’effraient ni ne le rebutent ; au contraire, il les recherche et les prolonge avec plaisir, sachant bien que ces fatigues et ces privations font pour ainsi dire partie du voyage qu’il a entrepris, et que vouloir les éviter serait vouloir éluder une moitié de la tâche qu’il s’est imposée. Il sait que quiconque n’a pas éprouvé tout ce qu’a de douloureux cette sensation de la soif qu’il a si bien décrite en quelques mots n’a fait qu’à moitié le voyage du Sahara, de même que celui qui n’aurait pas éprouvé l’étourdissement presque vertigineux que donne la sensation de l’extrême froid n’aurait fait qu’à demi le voyage de Russie.

Cette curiosité, qui est si vive, est cependant capricieuse, inégale, et n’a aucun empressement pédantesque. Le voyageur n’est pas toujours prêt à se précipiter, un album à la main, pour dessiner un monument célèbre ; il ne tire pas à tout instant un carnet de sa poche pour prendre des notes sur tout objet, par crainte de perdre la plus insignifiante de ses observations. Non, il aime à jouir des sensations physiques que lui procurent les mœurs et les paysages de l’Afrique, à laisser ces sensations se transformer lentement en impressions morales qu’il confie paresseusement à la mémoire, qui les vanne, les tamise, les trie, et n’en garde que celles qui sont dignes de passer à l’état de souvenir. Un des grands charmes de ces livres, c’est qu’on sent en effet qu’ils sont écrits avec des souvenirs et non pas avec des notes, que les tableaux qu’ils présentent ne sont pas des images de daguerréotype fixées sur le papier par l’action à la fois brutale et confuse des premières sensations, mais qu’ils ont été recréés dans l’atelier du cerveau par le travail de toutes les facultés réunies. Parfois même il arrive que M. Fromentin s’abstient de ses devoirs de voyageur ; il ne s’en cache pas, et même il s’en vante, avec raison selon nous. Lorsque des préoccupations de tout autre genre endorment sa curiosité, il ne fait aucun effort sérieux pour la réveiller. Un pédant n’y manquerait pas, et s’adresserait les plus grands reproches ; mais M. Fromentin, qui n’est pas pédant, la laisse tranquillement dormir, sachant bien qu’elle se réveillera à son heure, et que les spectacles propres à la satisfaire ne lui manqueront jamais. À quoi bon se déranger pour visiter une