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LA VILLE NOIRE




TROISIÈME PARTIE,[1]



X.


Va-sans-Peur était un très honnête homme, très attaché à son devoir, mais très emporté quand le travail lui excitait les nerfs. Il avait défendu chaudement toute sa vie la dignité et la liberté de l’ouvrier contre l’exigence des patrons ; mais quand il se vit patron lui-même, c’est-à-dire autorisé à diriger la fabrication à la baraque, il changea du jour au lendemain, avec la naïveté des hommes que le manque d’éducation et de réflexion abandonne sans réserve à l’instinct du moment. Il parlait durement à ses anciens camarades, il exigeait des apprentis plus qu’ils ne pouvaient savoir, il ne souffrait pas une observation, et passait avec trop de facilité du reproche à la menace. Bref, l’atelier était à peu près désert quand, après une de ses tournées dans la plaine, Sept-Épées y rentra, et, quand il questionna Va-sans-Peur, celui-ci, accusant les absens, lui fit vite deviner qu’il s’était brouillé avec tout son monde.

Sept-Épées fut obligé en ce moment de regretter le pacifique Audebert, qui traitait les apprentis comme ses enfans et faisait perdre un peu de temps aux ouvriers en voulant leur expliquer Épictète et Platon, qu’il n’avait jamais lus, mais qui du moins savait les retenir et les convaincre par sa bonté. Va-sans-Peur, pour vouloir trop bien faire, avait fait le désert autour de lui.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 avril.