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« l’homme n’est qu’un roseau, mais c’est un roseau pensant… Quand l’univers s’écroulerait sur lui, l’homme est encore plus noble que ce qui le tue parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. » Là est le nœud de ce problème des destinées de la poésie et de bien d’autres problèmes qui troublent l’esprit moderne. Le mal de notre temps n’est pas dans le déploiement de toutes les forces matérielles, dans les luttes engagées partout pour dompter la nature, pour percer les monts, fendre les mers et assujettir la foudre. Ces spectacles, au contraire, ouvrent à l’imagination de nouvelles sphères qu’elle ne connaît pas. Le mal est plutôt en ce que le sentiment moral ne s’accroît pas dans la même proportion et ne reste pas au niveau ou au-dessus du travail matériel. L’homme disparaît dans ce mouvement, qui est l’œuvre de son intelligence et qui échappe à sa direction ; il semble opprimé par quelque puissance inconnue. Dans les aventures de l’humanité, il y a des momens où c’est l’individualité morale qui règne, et il y a des momens où c’est l’univers qui a l’avantage. Rien n’est changé, il est vrai, dans ces rapports si merveilleusement décrits par Pascal. L’univers n’a pas plus la conscience des révolutions qu’on lui impose que de ses magnificences naturelles ; c’est l’homme qui est diminué et qui n’a pas son rôle naturel, parce qu’il sent moins ce qui fait sa noblesse et sa force. Alors surviennent ces époques d’indécision et d’affaissement littéraire qui peuvent très bien coïncider avec la splendeur des œuvres matérielles. Alors commencent ces arrière-saisons dont on peut pour ainsi dire compter les étapes dans des œuvres multipliées où il y a plus de talent que de génie ; mais des arrière-saisons n’ont qu’un temps, même dans les choses de l’esprit et de l’imagination, et c’est là surtout que les crises préparent quelquefois les rajeunissemens.


CH. DE MAZADE.