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dans un certain ordre moral. La poésie de Béranger représente dans sa fleur cet ordre de sentimens et de goûts bourgeois, et elle ne va guère au-delà, si ce n’est quand elle éclate en quelque cri patriotique. Elle ne parle ni au cœur ni à l’imagination ; elle ne révèle point surtout une nature d’artiste qui ne fût jamais celle de Béranger, on peut le voir à chaque page de sa Correspondance, récemment mise au jour. C’est après tout la poésie d’hommes qui ont l’âme satisfaite et réjouie quand ils ont chanté le Dieu des bonnes gens et des vers à Lisette, dernier mot à leurs yeux de la philosophie et de l’amour. Je ne sais ce qui arrivera de cette gloire tant disputée aujourd’hui : elle se lie évidemment à une heure précise du siècle depuis longtemps évanouie. La chanson renaîtra, elle est dans l’esprit français ; elle renaîtra seulement d’une autre inspiration, elle aura une autre couleur. L’auteur de la Grand’ Pinte a, lui aussi, sa chanson, et il y met un vif instinct des choses, une mélancolie légère ; un sentiment très fin d’artiste. Dans ce monde dont le centre est à la butte Montmartre, qui a son lac à Enghien et qui va jusqu’à Mortefontaine, l’imagination de M. de Châtillon va librement, tirant la poésie de tout, de la maison connue assise au bord du chemin aussi bien que du moulin qui bat la rivière, et quelquefois la chanson devient sans effort une élégie familière comme dans ces strophes sur Saint-Gratien ou Coup d’œil à travers une grille :

Voici la maison, le jardin
Où les sentiers bordés de thym
Embaumaient jusqu’à ma pensée !
Alors que j’allais le matin,
Suivant et perdant en chemin
Ma chansonnette commencée.
Et novembre a tout éclairci,
Les buissons et les gens d’ici ;
Plus de feuilles, plus de famille !
Je vois les murs de ce jardin
Que les noisetiers en gradin
Masquaient d’une épaisse charmille.
Il me semble que la maison
Me reproche son abandon,
Surtout l’humble perron de pierre.
Les portes, les volets fermés,
Naguère aux chants accoutumés,
Sont mornes comme un cimetière.
Voici le gazon vert encor
Où mes amis sonnaient du cor
En chœur pendant les soirs d’automne.
La bise bruit à présent,