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fantaisie de baptiser d’un titre singulier : A la Grand’Pinte ! Le verre de M. Auguste de Châtillon n’est pas grand, mais le poète nouveau boit dans son verre, et c’est le charme particulier de ces pages, nées au hasard, au souffle d’une inspiration capricieuse. M. Auguste de Châtillon n’est en effet d’aucune des écoles régnantes, il ne relève ni de Lamartine, ni de l’auteur de la Légende des Siècles, ni d’Alfred de Musset, ni même de Béranger, quoique la plupart de ses morceaux, et les meilleurs, aient des chansons. Son originalité est dans un mélange de bonne humeur gauloise et de fine mélancolie, de fraîcheur et de liberté piquante, de gaieté sans fiel et de philosophie sans amertume. Il ne faut pas trop s’arrêter au titre, un peu bachique. La Grand’Pinte est un cabaret qui existe sans doute quelque part, dans un village autour de Paris, vers Enghien ou Montmorency ; mais elle n’est pas l’asile des épaisses ivresses et des vulgaires refrains. C’est un cabaret propre, reluisant, animé, que ne désavouerait pas un vieux peintre de Hollande, et où l’on ne va pas même jusqu’à déraisonner. Et puis la Grand’ Pinte n’est qu’une étiquette ; elle n’est que la première de cette série de chansons qui se succèdent au courant de l’inspiration et se déploient légèrement : Alain, la Sieste, les Deux Centenaires, le Scieur de pierre, l’Orpheline, Veprée, Oasis. Chacune de ces chansons est un petit tableau d’un trait juste et coloré, où tout est en action, où tout vit et a une physionomie distincte, depuis le charretier Alain, le jeune géant breton aux longs cheveux, aux guêtres de cuir fauve, qui fouette ses douze chevaux sur la route et se sent embarrassé du regard des jeunes filles, jusqu’au scieur de pierre qui fait entendre dans la nuit la cadence mélancolique de son instrument, depuis le tonnelier qui le soir, sous le tilleul séculaire de sa maison, calcule ce que produira la vendange, jusqu’à la jeune fille travaillant et rêvant dans son coin noir :

Si j’étais la chevrette blanche
Qui passe une clochette au cou
Chaque dimanche,
Lorsque je couds…
Quel temps superbe !
Comme j’irais
Courir dans l’herbe
Et les forêts !

Ce n’est pas la chanson de Béranger, il y a un sentiment tout autre dans ces pages nouvelles. Béranger a l’esprit fin et industrieux bien plus que poétique ; il a été réellement et il reste le poète du bourgeois d’une certaine époque, du bourgeois épicurien et philosophe, patriote sans doute, mais aussi singulièrement vulgaire