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dans leur course aérienne et de la ville qui l’enveloppe de ses corruptions, de ce monde et de l’autre, de tous les dieux et de lui-même. Son désir farouche s’évapore en étincelante ironie. M. Charles Baudelaire effeuille les fleurs du mal dans son herbier, et se livre à l’anatomie des laideurs humaines avec un sérieux inquiétant, il a commencé peut-être, comme on commence quelquefois, par une fantaisie de paradoxe, croyant aller à la découverte de la nouveauté ; son imagination a fini par se faire une habitude de cette impiété monotone, qui apparaîtrait dans sa vulgarité, si elle n’était enveloppée d’un vers énergique et coloré. « Je recherche le vide et le froid et le nu : » c’est là le dernier mot de sa poétique tel qu’il l’exprimait naguère dans une boutade lugubre. Je sais bien que dans un certain monde ce mépris des choses humaines s’appelle le sentiment moderne, l’amour de l’idéal, l’inquiétude ardente de l’esprit cherchant l’énigme de la vie : étrange façon, vous en conviendrez, de faire germer l’idéal, cette fleur de l’âme humaine, dans l’atmosphère de la corruption universelle !

L’idéal de M. Baudelaire est d’une nature équivoque comme sa poésie, où la préoccupation de l’effet violent et de la couleur crue domine plus que la pensée. Ce qui obsède visiblement l’auteur des Fleurs du Mal, c’est l’amour de tout ce qui est artificiel et scabreux, le goût du rêve et du cauchemar, cette passion de bizarrerie qui lui faisait dire récemment qu’il voudrait n’écrire que pour les morts, — ce qui dispenserait à la rigueurs les vivans de le lire. M. Charles Baudelaire aura eu plus d’une fois, je le crains, la visite nocturne de quelqu’une de ces Euménides, ou gracieuses déesses, dont il parle dans un livre d’hier sur les Paradis artificiels, où l’on voit décrits tous les effets de l’opium et du haschich, — et cette Notre-Dame des ténèbres l’aura touché de sa main pesante en lui révélant « les choses qui ne devraient pas être vues, les spectacles qui sont abominables. » Le poète des Fleurs du Mal, l’auteur de ce singulier livre des Paradis artificiels ou Opium et Haschich, ne parle pas toujours sérieusement peut-être ; je veux dire qu’il se fait un rôle de l’excentricité : il revient du moins à un sentiment plus juste des conditions réelles de ce monde quand il montre lui-même ce qu’il y a d’immoral et de corrupteur dans ces surexcitations factices par lesquelles l’homme croit dérober le bonheur ou le génie là où tout au contraire est l’œuvre d’une âme saine, d’une volonté droite et d’une inspiration naturelle fécondée par le travail. Rien n’est plus vrai ; ni la poésie ni le bonheur ne sont une magie noire ou une hallucination fiévreuse des sens, et l’auteur de ces pages sur le haschich pourrait sans se déranger donner plus d’un conseil utile au poète des Fleurs du Mal.