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Songez donc que cet homme n’est pas le premier pour qui vous ayez sacrifié vos devoirs… Allez, vous êtes pire que lui !… Et ce qui m’empêche de courir le tuer à cette heure même, c’est, Dieu me pardonne, que je devrais commencer par… Tenez, vous m’inspirez un dégoût profond… Vous parlez de lutter !… Est-ce que vous avez jamais su ce que c’est ? Je le sais, moi !… J’ai eu, moi aussi, des sentimens à dompter, des passions à vaincre… J’ai tout vaincu, tout subordonné au devoir… Ma vie a été bien autrement rude que la vôtre, je pense… Eh bien ! je l’ai supportée en homme de cœur et de conscience… Cet honneur sévère que j’ai gardé ne servira pas à voiler votre infamie… Le monde ne pourra pas dire que j’aie sanctionné, excusé une conduite comme la vôtre… Si vous manquez de pain, j’en ai pour deux, et vous n’avez qu’à parler. Ma mère vous enverra des secours ; mais vous n’habiterez plus sous ce toit… Allez-vous-en !… Votre vue me fait mal.

Le désespoir dans le cœur, Maggie obéissait à cette rade parole. Elle avait déjà fait quelques pas vers la porte du jardin, quand la pauvre mistress Tulliver, — trouvant au fond de son cœur de mère un de ces élans qui valent tous les dons de l’intelligence et rachètent toutes ses infirmités, — courut vers elle en pleurant :

— Attendez, mon enfant !… je vais avec vous, disait-elle… Si vous n’avez plus que moi,… vous m’avez.

Tom, peut-être près de faiblir, était rentré dans la maison.

— Venez, dit sa mère quand elle ne le vit plus, et se sentit dès lors un peu moins terrifiée… Entrez avec moi ;… je vous coucherai dans mon lit… Il vous laissera ;… je l’en prierai, il ne me refusera point.

Un faible gémissement et un signe de tête annoncèrent que Maggie n’entrerait jamais plus dans cette maison, d’où elle venait d’être si durement repoussée.

— Eh bien donc ! attendez-moi devant la porte ;… je vais vous suivre.

Quand mistress Tulliver, son chapeau sur la tête et son châle sur les épaules, sortit de sa chambre, elle trouva Tom sur son passage : — Tenez, mère, lui dit-il, voici de l’argent… Vous savez que cette maison est vôtre… Venez-y quand vous voudrez, demandez-moi tout ce qui vous sera nécessaire.

La pauvre mère était trop effarouchée pour répondre un seul mot. Elle prit les billets de banque qu’on lui tendait et alla rejoindre sa fille.


V

Si Maggie était rentrée à Saint-Ogg, portant le nom de mistress Stephen Guest, et l’heureuse épouse du plus beau parti de cette