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chambre, où son père le gardait à vue et l’entourait de soins assidus. Le surlendemain, on lui remit une épaisse enveloppe dont la suscription le fit tressaillir. Il venait de reconnaître récriture de Maggie, et la lettre était timbrée d’un petit port situé sur la côte, à plusieurs lieues de l’embouchure de la Floss.

Voici ce que contenaient ces pages, tracées à la hâte, et dont le désordre même avait son éloquence :

« Philip, mon ami, mon frère, écoutez-moi ! Je suis perdue,… perdue à jamais pour vous. Peut-être le savez-vous déjà ; mais vous ignorez, et il faut que vous sachiez tout ce qui est arrivé… Il faut que vous me compreniez, que vous me pardonniez. D’autres ne voudront ni me pardonner ni me comprendre.

« Hier, à midi, je vous attendais. Lucy, — vous devinez pourquoi, vous savez combien elle vous prête volontiers assistance, — avait voulu nous devancer en voiture avec son père jusqu’à Luckreth, où elle avait, disait-elle, quelques emplettes à faire. Nous irions l’y rejoindre en bateau ; puis, tous trois, nous reviendrions ensemble.

« J’étais seule. Je vous attendais. À l’heure dite, on a sonné. J’ai couru au-devant de vous. Il a paru devant moi. Je ne vous le nomme pas, à quoi bon ? Quand il m’a dit pourquoi il venait, quand je lui ai appris le départ de Lucy : « Eh bien ! m’a-t-il dit, restons-nous, partons-nous ? Décidez ! » Je tremblais comme la feuille. « Nous ne pouvons partir, lui dis-je. — Soit… Demeurons donc. »

« Et il me regardait comme il ne m’avait plus regardée depuis bien des jours. Je cherchais un prétexte pour l’éloigner : — L’homme du bateau est venu chercher les coussins. Il attend… allons le prévenir. — Le prévenir de quoi ? murmuraient ses lèvres distraites… Son regard me poursuivait toujours. J’avais la gorge serrée. Je ne trouvais plus une parole… — Allons, me dit-il tout à coup en me prenant la main, nous n’avons plus longtemps à nous voir… Venez !

« Et je l’ai suivi… Pourquoi ? comment ? Dites-le-moi, si vous avez le secret de cette irrésistible et passagère fascination. Je l’ai suivi comme vous avez pu suivre, dans un rêve, quelque redoutable fantôme qui vous effrayait et vous attirait tout à la fois.

« Après m’avoir assise au fond de la barque, disposé autour de moi les coussins, ouvert et mis dans mes mains inertes le parasol qui devait protéger mon front, il s’est mis à ramer, toujours muet. À peine de temps à autre un mot caressant, parti de ses lèvres, venait-il me rappeler ce son de voix que je n’ai jamais entendu en vain. Le rêve continuait. Le soleil brillait, la brise était fraîche ; le bruit cadencé des rames, l’éclat du ciel, l’aspect mouvant des rives, ce regard fixé sur moi, ce silence obstiné, tout contribuait à me bercer, à m’enivrer, à m’étourdir. Je n’étais plus un être vivant et voulant, j’étais une épave que le flot emportait.