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flattèrent son orgueil marital, et il se crut d’autant plus grand qu’il s’était associé à un être plus inférieur. Il ne devait s’apercevoir de son faux calcul que bien plus tard, à l’heure des crises, alors qu’un bon conseil donné à propos, un encouragement ingénieux, une salutaire initiative, eussent prévenu ou du moins atténué les catastrophes.

Entre ces deux êtres mal associés, mais qui ne s’en doutaient point et vécurent longtemps heureux l’un par l’autre, grandirent deux enfans, Thomas et Marguerite : — Tom et Maggie, comme on les appelait au moulin.

Tom se montra dès l’enfance ce qu’il fut depuis, un excellent échantillon du yeoman anglais. Il avait le raisonnement droit et court, l’intelligence dure, la volonté ferme. Très capable de commettre une de ces espiègleries qu’on appelle vulgairement « une sottise, » il aurait jugé honteux de la désavouer ou de la dissimuler au-delà d’une certaine mesure. Il ne donnait pas sa parole en vain. Il ne se fût jamais laissé emporter, dans ses plus vives colères, jusqu’à frapper une petite fille, cette petite fille fût-elle sa sœur. Cette sœur pourtant l’impatientait souvent. Il la comprenait si peu, qu’il avait renoncé à se l’expliquer. Il l’aimait en somme et sincèrement, mais non comme il était aimé d’elle.

Maggie voyait Tom comme elle voyait toute chose en ce monde, c’est-à-dire que sa poétique imagination le transfigurait. Ce robuste et franc garçon fut longtemps le centre à peu près unique de ses affections. Par ses rebuffades, quelquefois brutales, il excitait en elle cet admirable instinct d’indulgente bonté, de pardon inépuisable, que la nature met au fond de certains cœurs excellemment doués. Par sa force, son courage, il lui plaisait. Énergique elle-même, l’énergie d’autrui lui était sympathique. Avec les années, ce goût, cet attrait qu’elle avait eus dès l’enfance pour ce frère toujours un peu ingrat, — comment ne l’eût-il pas été ? — allaient se développant. Elle n’obéissait volontiers à personne : à personne elle ne désobéissait moins qu’à lui. Il était l’arbitre absolu, quelquefois le tyran capricieux de leurs jeux d’enfance. L’offenser était sa plus grande crainte ; lui plaire et se dévouer pour lui, le plus exquis plaisir qu’elle pût goûter. Elle était jalouse des petites filles à qui Tom, forçant un peu sa nature abrupte, témoignait quelque complaisance ou accordait par hasard quelque attention. Un jour entre autres, poussée au désespoir par la préférence marquée, et volontairement marquée, que Tom avait manifestée pour miss Lucy Deane, leur cousine germaine, Maggie résolut de fuir à jamais ce frère dénaturé. Ses lectures d’enfant lui avaient fait envisager comme la chose du monde la plus simple d’aller rejoindre un camp de gipsies, et de s’y faire