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grand conseil autour de la natte sur laquelle j’étais étendu, et chacune prononça son avis sur mes chances de vie et de mort : l’opinion générale fut qu’on me porterait dans quelques jours au cimetière. C’était chose grave en effet que de tomber malade dans un village où les seuls médecins sont des lépreux et des mangeurs de terre, où l’on ne peut trouver ni quinine, ni remèdes autres que des simples appliqués au hasard, où la vermine et les animaux nuisibles de toute sorte peuvent librement entrer. Plus d’une fois des lézards, pénétrant dans ma cabane par les fentes des parois, vinrent me rendre visite, et l’un d’eux, grand lobo de deux pieds de longueur, se nicha même sur ma poitrine pendant que je dormais d’un sommeil délirant. Une autre fois, un jaguar dévora un âne dans l’enclos mal fermé attenant à ma hutte. C’étaient là des incidens peu agréables en eux-mêmes, mais ils me faisaient peut-être du bien en me rappelant au sentiment des choses extérieures, et lorsque mon associé don Jaime arriva de Rio-Hacha muni des drogues les plus indispensables, le plus fort de la crise était passé.

Mon visiteur le plus assidu était le padre Quintero, curé de Dibulla. Il se disait blanc et peut-être l’était-il d’origine ; cependant il était aussi brun que les autres Dibulleros, et par le costume il ne se distinguait pas davantage de ses paroissiens. Il avait été jadis curé des pueblos de la Sierra-Nevada ; mais, dominé par la funeste passion de l’eau-de-vie, il avait si bien su se déconsidérer qu’un jour un timide Aruaque avait osé lever la main sur lui et le frapper. Puis sa maîtresse, désireuse de revoir ses amis de la plaine, s’était enfuie à Dibulla : aussitôt il avait quitté sa curé et sa plantation pour se mettre à la poursuite de la belle fugitive, et, s’installant à Dibulla, il avait imposé, bon gré, mal gré, sa direction spirituelle aux habitans du village. Il est bon d’ajouter que le padrese faisait généralement pardonner sa conduite et ses vices par sa franchise, sa jovialité, son désintéressement ; en outre il avait pour moi l’inappréciable avantage de connaître la Sierra-Nevada mieux que personne et d’en avoir exploré les principales vallées.

Une des faiblesses du padre Quintero était de se croire très savant, et rarement il ouvrait la bouche sans introduire dans sa conversation quelques mots d’un prétendu latin qui contribuait plus que toute autre chose à lui conserver un peu d’influence. Lorsqu’il m’aborda pour la première fois, il me salua du titre de dominus et me récita un passage de son bréviaire ; mais un sourire ironique lui donna sans doute à penser que je savais à quoi m’en tenir sur son talent de linguiste, car depuis il ne m’interpella plus en latin que dans ses momens d’oublié La compagnie et la conversation du curé de Dibulla me furent, je dois l’avouer, d’un précieux secours pendant