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de guerre de 200,000 piastres ; aujourd’hui il ne reste rien à Dibulla qui rappelle les splendeurs et les richesses d’autrefois. Dans un espace assez étendu, circonscrit par le Rio-Dibulla, la mer, des marécages remplis de palétuviers et l’infranchissable massif de la forêt vierge, se trouvent plusieurs jardins, semblables à des amas de broussailles, et des cabanes éparses plus vastes et plus commodes, mais plus délabrées que les huttes des Aruaques. Plusieurs de ces maisons sont complètement disloquées. La première que je vis n’avait plus que deux parois déjetées sur lesquelles reposaient encore, en guise de toit, quelques feuilles de palmier tordues par le vent comme des restes de voiles sur un navire en détresse. La place des deux parois écroulées était marquée par des débris de plâtras qu’on ne s’était pas même donné la peine de déblayer. Toute une famille vivait dans cette ruine, qu’un coup de vent un peu plus violent que les autres aurait pu complètement jeter sur le sol ; la femme vaquait à ses occupations ordinaires, les enfans jouaient à cache-cache entre les meubles, et le père de famille, majestueusement installé dans un vaste fauteuil, contemplait tour à tour la nature et son pot-au-feu.

Dans les rues, ou plutôt les sentiers de Dibulla, grouillent des enfans des deux sexes, le plus souvent complètement nus et remarquables par leur énorme ventre et le prodigieux développement de leur nombril. Presque tous les habitans du village, hommes ou femmes, sont atteints d’éléphantiasis, de lèpre, ou de telle autre affreuse maladie de la peau. On ne peut se faire une idée de l’aspect hideux de ces figures et de ces corps tachetés comme des peaux de salamandres. À peine ose-t-on regarder tous ces êtres soi-disant humains, qui d’ailleurs sont très satisfaits de leur personne et se mirent avec complaisance dans des lambeaux de miroirs. Les horribles maladies dont ils sont atteints ont sans doute pour causes l’absorption des miasmes paludéens, les piqûres des insectes, la mauvaise alimentation, les habitudes immondes, et peut-être aussi la dégénérescence des races, mélangées au hasard dans une véritable promiscuité. Presque tous les habitans du village souffrent d’un gonflement de la rate et du foie. Nombre d’entre eux contractent en outre la jipatera ou géophagie, et mangent avidement de la terre, du bois, de la cire ; ils font surtout leurs délices de débris d’ardoise. Le voyageur grenadin Ancizar, qui a observé cette maladie en d’autres parties de la Nouvelle-Grenade, a souvent entendu des malheureux affirmer qu’en temps de pluie l’ardoise a le goût du pain.

Dès le troisième jour de résidence à Dibulla, j’étais saisi d’une terrible fièvre. Toutes les commères de l’endroit s’assemblèrent en