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de troupes nombreuses et aguerries, les éminentes qualités de plusieurs des officiers placés à leur tête ; de l’autre, des populations faibles par le nombre et l’infériorité sociale, mais fortes de leur position au milieu de montagnes escarpées et de forêts impénétrables, habiles dans les combats d’escarmouche et de surprise, animées d’un fanatique amour de l’indépendance, et entraînées par l’enthousiasme religieux qu’un chef habile, actif, à l’âme ardente et inflexible, à la fois prêtre (imâm) et guerrier, avait su leur inspirer.

Lorsque, les yeux sur les cartes du Caucase, on suit les phases de cette longue guerre, on voit les obstacles qu’offrait à la conquête un pays où il fallait s’ouvrir un accès par la sape et la hache, où chaque rocher, chaque repli de terrain, chaque groupe d’arbres peut receler une embuscade ; on voit la Russie arrêtée à l’origine par de rudes échecs et par l’inexpérience de cette guerre de montagnes, avancer lentement, mais avec persévérance, jusqu’à ce que ses lignes stratégiques, multipliées et étendues, aient entouré peu à peu Schamyl dans un cercle de fer devenu infranchissable. Ce succès est dû à la direction énergique qu’avait su imprimer à cette guerre un habile gouverneur-général, le prince Michel Séménovitch Vorontzof, direction suivie sur un plan plus vaste, avec un immense déploiement de forces, par le prince Bariatinsky. L’avènement de ce dernier, qui remplaça le général Mouravief, successeur pendant deux ans de Vorontzof, date de 1856, et coïncide avec la fin de la guerre de Crimée. La campagne de l’hiver de 1858-1859 semblait déjà faire présager une péripétie fatale pour Schamyl. Le 1er  (13) avril, l’aoûl fortifié de Védène[1], sa place la plus forte et sa résidence pendant quatorze ans, si célèbre par la captivité et la réclusion des princesses Orbélian et Tchavchavatsé[2], avait été pris par le général Yevdokimof après des fatigues inouïes bravement surmontées. Depuis lors et pendant tout l’été, il avait éprouvé revers sur revers. La Salatavie et l’Andie, au nord du Daghestan, d’où il tirait tous ses approvisionnemens, lui avaient été enlevées ; le défilé de l’Argoun, position d’une haute importance pour lui, avait été occupé, et de larges percées avaient éclairci les sombres forêts de ces retraites jusqu’alors inaccessibles. Aux masses compactes d’un ennemi infatigable à le poursuivre, l’imâm affaibli n’avait plus à opposer que

  1. « Védène est situé sur la rive gauche de l’affluent gauche du Khoulkhoulaou, à la sortie d’un défilé boisé presque inaccessible. Au moment où cette place fut attaquée par les Russes, elle était hérissée de fortifications et défendue par une garnison de plus de sept mille montagnards de Tavli, sous les ordres de quatorze naibs (lieutenans de Schamyl). Les Russes avaient treize bataillons et demi, conduits par l’adjoint du général Yevdokimof, le général-major de Kempfert. » (Journal des opérations militaires et des travaux des troupes de l’aile gauche du Caucase du 20 mars au 2 avril 1859.)
  2. Voyez la Revue du 1er mai 1856.