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aux conquérans espagnols, qui cherchèrent vainement l’Eldorado de Tairona, et durent se retirer après avoir fait un butin insignifiant. De nos jours, le nombre des Aruaques ne dépasse probablement pas un millier. En 1856, ils étaient un peu moins de cinq cents dans les deux pueblos les plus considérables de la sierra, San-Antonio et San-Miguel. Tairona n’est plus aujourd’hui qu’une montagne sacrée, un Olympe où siègent de mystérieuses divinités. C’est là que se trouvent, à côté l’un de l’autre, le paradis et l’enfer ; c’est là que vont ressusciter tous ceux qui meurent, et celui qui serait assez téméraire pour approcher du redoutable mont périrait à l’instant même, afin de tenir compagnie à ceux dont il aurait profané la demeure. Souvent les morts de Tairona éprouvent le besoin de revoir un de leurs parens, de leurs amis, ou quelque animal chéri qu’ils ont laissé sur la terre. Aussitôt flétris par le souffle invisible de la mort, les êtres qu’ils ont visités ne tardent pas à tomber malades et à mourir : c’est là ce qui explique les fièvres aiguës et les morts soudaines. Parfois on entend la montagne mugir : « c’est la voix des trésors qui parle ! » disent les Aruaques. Comme une peinture qui reparaît sous un badigeon grossier, l’ancien paganisme persiste chez les Aruaques en dépit des formes catholiques qui leur ont été imposées par les Espagnols. Ils pratiquent les deux religions, mais leur cœur est à celle qu’ils tiennent de leurs pères et suivent en secret. Entre eux, aucun marché n’est valable, s’il n’a été ratifié par une incantation du mamma. Leurs noms chrétiens ne sont autre chose que des noms officiels, et quand ils ne craignent pas d’être entendus par un Espagnol, ils s’appellent par leurs noms mystiques.

Les Aruaques sont industrieux, et, malgré leur peu d’intelligence, ils savent une foule de choses que les Goajires, amoureux de leur liberté, ignorent complètement. Évidemment les éducateurs des Aruaques ont été le froid et la faim. Pour vivre dans ces hautes vallées de la sierra, il ne suffit pas aux Indiens de parcourir les forêts et de ramasser les fruits qui tombent : il faut aussi qu’ils plantent et qu’ils sèment, qu’ils bâtissent des demeures et qu’ils tissent des vêtemens. Ils vendent aux traitans des cordes et des sacs qu’ils tissent avec la fibre de l’agave américaine, et qu’ils savent teindre de diverses couleurs. Une écorce d’arbre appelée naula leur donne une inaltérable nuance lie de vin ; de même une graminée à fleura jaunes leur fournit une belle couleur dorée qu’ils appliquent sur les tissus au moyen d’un agent qu’il faut bien nommer, puisqu’il joue chez les Aruaques un rôle industriel important. Cet agent, c’est la salive, avec laquelle ils préparent aussi leur eau-de-vie et leur fromage en mâchant soit des cannes à sucre, soit du lait, et en crachant