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noirs. Leurs femmes, toujours sales et fétides, sont vêtues d’une espèce de sarrau de toile qui gêne tous leurs mouvemens et les force à marcher à petits pas ; elles portent leurs enfans sur les reins, dans un petit sac suspendu à leur front par une corde plate. Courbées péniblement afin d’équilibrer ce poids, avançant leurs mains pour tisser leurs muchillas, elles fournissent ainsi des courses de dix et quinze lieues par les sentiers raboteux de la montagne : on dirait de gigantesques sarigues portant leur progéniture sur leur dos. Quelle différence entre ces malheureuses femmes et les belles Goajires, à l’œil fier, au sein nu, superbement drapées dans leurs manteaux et posant leurs enfans à califourchon sur leurs hanches ! Aruaques et Goajires, que dans toute carte ethnologique on a classés jusqu’ici sous la même teinte, diffèrent autant les uns des autres que le Français diffère du Tatar. Du reste, ils s’abhorrent, et si les Aruaques descendent rarement dans la plaine, cela provient surtout de l’épouvante que leur inspirent les autres peaux-rouges.

De quelle région de la Côte-Ferme les Aruaques sont-ils originaires ? Quelques-uns prétendent qu’ils habitaient autrefois la plaine près des bords de l’Enea, et qu’ils s’enfuirent dans les montagnes à l’approche des Espagnols. L’historien Plaza, avec plus d’apparence de raison, les considère comme un reste de la puissante tribu des Taironas, qui occupaient toute la côte depuis le golfe d’Urabà jusqu’à l’embouchure du Rio-de-Hacha. Pocigüeira, leur place d’armes et leur principale forteresse, située non loin de l’endroit où s’élèvent aujourd’hui les huttes de San-Miguel, avait été bâtie pour la protection des mines d’or de Tairona, qui avaient donné leur nom à la tribu. Les Aruaques, aujourd’hui si pauvres, avaient à cette époque de l’or en abondance, et leurs vases les plus grossiers étaient formés de ce métal. La tradition ajoute qu’ils connaissaient l’art de ramollir tous les métaux au moyen d’une herbe magique et de les pétrir comme des potiers pétrissent l’argile ; bien des habitans de Rio-Hacha affirment avoir vu dans la sierra des ornemens d’or sur lesquels on reconnaît distinctement l’impression des doigts du fabricant. Vraies ou réelles, ces richesses des Aruaques exaltèrent l’avidité des Espagnols. En l’année 1527, le conquistador Palomino se noya dans la rivière qui porte son nom, en essayant de pénétrer dans la gorge de Pocigüeira. Trois ans plus tard, Lerma, le gouverneur de Sainte-Marthe, renouvela sans beaucoup de succès une tentative d’invasion. Enfin en 1552 Ursuà parvint à remonter les vallées de la sierra jusqu’aux villages indiens. La plupart des Aruaques s’enfuirent, et, traversant les Andes et les llanos, allèrent s’établir sur les bords de l’Orénoque, où leurs descendans se trouvent encore. Quelques-uns cependant se réfugièrent au pied des glaciers et réussirent à cacher leur retraite