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en indiquant du doigt une des sybilles, cette tête vaut cent écus ! — Et les autres ? demanda le caissier. — Les autres valent autant. » Cette scène avait eu des témoins qui la rapportèrent à Chigi. Il se fit raconter tout en détail, et, commandant d’ajouter aux 500 écus pour cinq têtes 100 écus pour chacune des autres, il dit à son caissier : « Va remettre cela à Raphaël en paiement de ses têtes, et comporte-toi galamment avec lui, afin qu’il soit satisfait, car s’il voulait encore me faire payer les draperies, nous serions probablement ruinés. »

Depuis son séjour à Florence, où, en étudiant le carton de la guerre de Pise, il avait si sensiblement fortifié et agrandi son dessin, Raphaël n’avait jamais cessé de se préoccuper de Michel-Ange. Il disait lui-même « qu’il rendait grâces au ciel de l’avoir fait naître pendant la vie de ce grand homme ; » mais il était trop intelligent pour ne point comprendre qu’il ne pouvait pas s’aventurer trop loin sur le terrain de son tout-puissant rival, sans risquer de dénaturer son talent. Il ne l’imita donc point, et l’influence qu’eut sur lui Michel-Ange fut celle qu’exerce naturellement une individualité aussi robuste sur une nature délicate, sympathique et accessible aux impressions. En voyant les œuvres souveraines de Buonarotti, Raphaël ne se dissimula sans doute pas qu’il ne s’élèverait jamais à de pareilles hauteurs. Il trouvait son sort assez beau pour n’avoir rien à envier à personne ; il n’aurait pas changé sa brillante existence contre l’amère destinée du Florentin, et il se borna avec raison à chercher dans d’inimitables modèles ce qui pouvait développer, agrandir, élever et fortifier son gracieux génie.

Cette influence qu’eut Michel-Ange sur Raphaël ne cessa cependant d’augmenter d’année en année, et si l’Urbinate eût vécu plus longtemps, elle aurait pu lui être fatale. Elle devient très sensible à partir des admirables figures de la Jurisprudence dans la salle de la Signature, qui furent exécutées en 1512, précisément à l’époque où Michel-Ange découvrit la première partie de la chapelle Sixtine. On la retrouve dans quelques figures de l’Héliodore, et d’une manière fâcheuse dans la plupart de celles de l’Incendie du Bourg. Dans les sublimes Sybilles de la Pace, elle se mêle d’une manière si heureuse à l’inspiration propre de Raphaël, que bien que l’on puisse penser qu’il ne les aurait jamais faites s’il n’avait vu et étudié Michel-Ange, ces fresques grandioses lui appartiennent absolument, et on doit lui en laisser tout l’honneur. Dans un petit nombre d’ouvrages au contraire, la préoccupation de Buonarotti est si nettement accusée qu’on pourrait les appeler une imitation. Je n’en donnerai pour exemple que l’Isaïe, que Crespi, fils de l’Espagnolet, vit avant qu’il n’eût été dégradé par le temps et les restaurations, et dont il disait : « J’avoue que je restai surpris en le voyant, et qu’à