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celles du Massacre des Innocent dans la gravure de Marc-Antoine, de celles même, si magistrales cependant, de la jeune femme qui, à genoux sur le devant du tableau, lève les bras vers le ciel, et de l’homme qui porte son père dans l’Incendie du Bourg, de tant d’autres encore qu’il serait inutile de rappeler, ne ressent-on pas un peu d’ennui ? ne prévoit-on pas que l’académie s’avance, et avec elle un cortège de compositions toutes faites, de formes usées, dans lesquelles une pratique savante tiendra lieu de sincérité et d’inspiration ? On voudrait pouvoir dire au grand peintre qui se copie, s’imite et se répète, qui n’obéit plus qu’à une impulsion molle de sa pensée : Retourne aux deux seules sources vraiment fécondes, toi-même et la nature ; cherche dans ton âme la force qui crée ; presse la mamelle de l’alma parens, de l’inépuisable réalité. Touche la terre, Antée !

Les décorations du Vatican sont loin d’être les seules peintures murales qu’ait exécutées Raphaël. Pendant que se continuait cette vaste entreprise, il avait fait quelques-unes de ces œuvres grandioses dans lesquelles le plus gracieux des peintres atteint presque à la sublimité de style de Michel-Ange : je veux parler des dessins pour les mosaïques de la chapelle Chigi à Santa-Maria-del-Popolo, du prophète Isaïe sur un des piliers de San-Agostino, et surtout des célèbres Sibylles de l’église de Santa-Maria-della-Pace. Tout en reconnaissant l’impression profonde qu’avaient faite sur l’esprit du Sanzio les décorations de la chapelle Sixtine, et combien il sut profiter, pour agrandir sa manière, des exemples du sculpteur florentin, il ne faut voir aucune imitation servile dans une préoccupation naturelle et motivée, et dans une influence que Raphaël, avec son discernement habituel, ne subit que juste assez pour se fortifier, et sans abdiquer en aucune manière sa personnalité.

Michel-Ange et Raphaël se rendaient mutuellement pleine justice ; mais leurs idées, leur genre de talent, leur manière de vivre présentaient de telles différences, qu’il n’est pas étonnant qu’une sorte de rivalité, envenimée par les discussions passionnées de leurs élèves et de leurs partisans, ait existé entre eux, et qu’il en soit résulté des rapports difficiles et tendus qui se traduisirent plus d’une fois en paroles amères. Raphaël, jeune, élégant, heureux, faisait un contraste frappant avec l’austère et sombre Michel-Ange. « Il ne vivait pas comme un peintre, dit Vasari, mais comme un prince. » Et cette existence bruyante d’un homme qu’il appréciait, mais en le jugeant, inquiétait et irritait le Florentin. On raconte qu’un jour les deux artistes s’étant rencontrés dans la cour du Vatican, l’un, entouré de son cortège d’élèves, allant aux Stanze, l’autre se rendant solitairement à la chapelle, Michel-Ange dit au Sanzio : « Vous marchez avec une grande suite, comme un général ; » à quoi Raphaël aurait