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seul vers San-Miguel, autre pueblo d’Indiens situé à 2,600 mètres d’altitude environ, sur un plateau sans arbres et semé de débris. Moins riche et moins peuplé que San-Antonio, il a mieux conservé les traditions des anciens temps, et c’est dans le voisinage immédiat de San-Miguel, au milieu des blocs amoncelés de Cansamaria, qu’on célèbre encore les mystères sacrés. Au nord et au sud, deux ravines étroites et profondes, semblables aux fossés d’une citadelle, séparent le village des jardins et des pâturages du plateau ; des deux autres côtés, une haie vive de plantes épineuses empêche le passage des porcs, des chiens, des poules ou d’autres animaux domestiques : le pueblo est lui-même un temple, et l’homme seul a le droit de s’y introduire. Les rues pavées sont propres comme la cour dallée d’un palais, et des parterres de fleurs entourent les cabanes : à première vue, on s’aperçoit que les traitans espagnols ne pénètrent que rarement dans cette enceinte sacrée et n’ont pas encore eu le temps de la profaner, comme ils ont fait à San-Antonio. Au centre du village s’élève une église qu’on pourrait presque appeler monumentale en la comparant à toutes les autres constructions de San-Miguel : il est vrai qu’on n’y dit jamais la messe, et qu’elle n’a d’autre utilité que de recevoir le scrutin à l’époque des élections.

Lorsque j’entrai dans le pueblo, il me sembla d’abord complètement désert ; toutes les cabanes étaient vides ; un silence de mort régnait autour de moi. Les Indiens, hommes et femmes, étaient sans doute occupés à leurs plantations de bananiers et de cannes, ou bien, comme ils en ont l’habitude à certaines époques, ils s’étaient réunis dans quelque rancho de la montagne pour manger un bœuf. Fatigué comme je l’étais, je ne pouvais attendre le retour des Indiens pour réclamer l’hospitalité ; j’entrai dans un jardin dont j’espérai plus tard pouvoir dédommager le propriétaire, et je cueillis quelques bananes, puis j’allai m’installer comfortablement dans une cabane où flambait encore un reste de feu. Je sommeillais à demi depuis une ou deux heures, lorsque, peu d’instans avant le coucher du soleil, j’entendis tout à coup une voix retentir près d’une cabane voisine. Je me levai précipitamment pour me présenter aux nouveau-venus, mais je m’arrêtai en voyant que j’allais interrompre une cérémonie religieuse. Six Aruaques étaient accroupis sur le pavé de la rue et gardaient le plus profond silence. Devant eux, un vieillard à la tête échevelée, à l’œil égaré, tendait ses bras vers les glaciers qu’illuminaient les rayons mourans du soleil ; puis il se frappait la poitrine, passait la main sur son front, se livrait à des contorsions diverses, grimaçait horriblement et prononçait des mots qui me semblaient sans suite. À mesure que les ombres remontaient la pente du glacier, ses gesticulations devenaient plus violentes, sa