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Rio-Hacha, était une main de justice, un sceptre royal, une verge de magicien, et les Aruaques n’osaient la regarder qu’en tremblant. Avait-elle une âme ? était-elle un dieu ? Pain-au-Lait aurait seul pu les renseigner sur ce sujet ; mais il se gardait bien de parler de cette canne mystérieuse qui faisait de lui un prophète et un roi.

Lorsque nous nous présentâmes devant Pain-au-Lait, le cacique se balançait dans son hamac ; il se leva précipitamment, afin de prendre une position plus majestueuse, et, s’asseyant sur un large tronc de macana[1] placé au milieu de sa cabane, il nous indiqua du doigt d’autres sièges plus petits à côté de la porte. Selon l’usage antique de tous ceux qui pénètrent dans la sierra, traitans ou voyageurs, nous venions annoncer notre arrivée au chef, et le prier de nous accorder sa haute protection. En outre nous lui demandions de nous donner l’hospitalité dans l’une de ses cabanes. Pain-au-Lait nous écoutait en fermant les yeux, et de temps en temps il poussait un petit gémissement comme un dormeur obsédé par un cauchemar. Soudain il se leva sans avoir fait la moindre réponse, et, attachant la célèbre canne à sa main de fer-blanc, il sortit de la cabane et disparut. Nous nous interrogions du regard avec étonnement pour avoir l’explication de sa conduite, lorsqu’un Aruaque entra dans la hutte et nous annonça que désormais nous étions chez nous. Pain-au-Lait nous avait fait l’insigne honneur de nous céder sa propre cabane, et il était allé demeurer dans l’une de ses plantations. Immédiatement après son départ, un grand nombre d’Indiens, qui attendaient avec curiosité l’issue de notre entretien avec le cacique, se précipitèrent dans la hutte pour acheter nos marchandises. Bientôt des masses de bananes, d’avocats, de goyaves[2], de malangas[3], d’arracachas[4], s’amoncelaient en pyramides sur le sol ; mais la plupart des Indiens, tout en achetant de la morue, des aiguilles et de la laine, parurent scandalisés de ne pas voir de bouteilles d’eau-de-vie dans nos bagages. Ils n’avaient jamais eu affaire à des traitans de notre espèce.

La cabane dont nous étions devenus les habitans, et qui probablement sert encore de palais au cacique des Aruaques, est de forme ronde et peut mesurer environ 5 mètres de porte à porte. Elle est bâtie de troncs de macanas plantés circulairement dans le sol et entrelacés de divers branchages. Au-dessus s’élève un énorme toit conique en foin, soutenu à l’intérieur par un système de poutrelles très compliqué. Seule entre toutes les cabanes d’Indiens, celle-ci est munie de portes, mais on n’a point de verroux pour les assujettir,

  1. Fougère arborescente de l’espèce alsophila.
  2. Psidium pomiferum.
  3. Maranta malanga.
  4. Conuim arracacha.